Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
4 juillet 2009 6 04 /07 /juillet /2009 23:12

 

un-pied-devant-l-autre.jpg


 

Brassac-Les-Mines est une commune d’environ trois mille cinq cents habitants, située à une vingtaine de kilomètres d’Issoire et de Brioude et à une demi-heure de Clermont-Ferrand. Autrement dit, un trou perdu au fin fond du Puy De Dôme ; le genre d’endroit où le suicide relève du bon sens.

 

Je vivais à Brassac-Les-Mines depuis bientôt cinq ans et, à ma grande surprise, je n’avais pas encore tenté de me sectionner les veines. Pourtant, depuis plusieurs mois je sentais l’ennui et le désespoir me grignoter insidieusement le mental. Mon emploi de fleuriste ne me passionnait guère et mes amis avaient eu la bonne idée de n’avoir jamais existé. À trente et un an, j’étais toujours célibataire et j’habitais un minuscule appartement visité de temps à autre par une grand-mère maternelle aussi adorable que schizophrène. Mon seul et unique passe-temps était la lecture et notamment celle des dictionnaires dont j’arrivais presque inconsciemment à retenir un nombre effarant de définitions.

C’était donc pour tuer un ennui désespérant que je décidais de commettre à Brassac-Les-Mines un samedi matin mon premier et unique larcin à ce jour : un braquage de banque.

 

Je me trouvai juste derrière la porte d’entrée, le cœur battant et les mains moites. L’euphorie et la peur formaient un élixir de vie qui se répandait à l’intérieur de mon corps et ressourçait mes veines assoiffées d’émotions.

Dire que je n’avais rien planifié était un euphémisme, mais cela m’importait peu. Au contraire, cet amateurisme aveugle et insensé ajoutait quelques degrés à mon excitation déjà intense. Du point de vue de l’équipement, j’avais opté pour la sobriété. En guise de camouflage, je portais la très épaisse cagoule marine tricotée par ma grand-mère lorsque j’étais gamin. Cette cagoule recouvrait quasiment l’intégralité du visage ne laissant que deux fines fentes pour les yeux et deux invisibles trous pour les narines. L’effet était donc

aussi efficace que pervers : si le froid ne s’y engouffrait pas, l’oxygène non plus.


Quant à l’arme, je n’avais pas hésité. J’avais pris le pistolet de collection que mon père m’avait donné lorsque ma mère et lui avaient décidé de quitter la région il y a trois ans. À l’idée d’utiliser éventuellement cet « engin de mort » (il était chargé !), un frémissement malsain me parcourut l’échine. Je regardai ma montre : il était presque dix heures. La banque fermait à midi pour le restant du week-end. J’avais largement le temps d’agir et de repartir sans rencontrer la moindre personne.


Même si ce hold-up n’avait pas été mûrement élaboré, je connaissais tout de même certaines données. Cette banque préhistorique était une des moins fréquentées du coin et n’ouvrait qu’un samedi sur deux. Les clients – des personnes âgées en majorité – n’y venaient qu’épisodiquement et préféraient envoyer leurs chèques ou leurs papiers par courrier. Les autres prenaient la voiture pour aller à Clermont-Ferrand où se trouvaient des établissements plus modernes. Je n’avais pas choisi de braquer cet établissement en particulier, mais, à la réflexion, ce choix présentait un autre avantage en plus de son côté « moins risqué ». En effet, cambrioler une banque aussi insignifiante que celle-ci et repartir avec un modeste butin me paraissait être un acte moins criminel et donc plus pardonnable aux yeux d’un juge. Ridicule ou pas, cette pensée me réconfortait.

 

Comment allais-je faire mon entrée ?

J’avais beau me concentrer, aucune réplique cinématographique ne me venait à l’esprit. Dénué d’inspiration, je pris une profonde inspiration et fis irruption à l’intérieur en hurlant l’indémodable : « Que personne ne bouge ! » Il s’avéra que le « personne » ne se résumait en fait qu’à la seule employée de banque, une femme d’une trentaine d’années. Je ne l’avais jamais vu auparavant. Surprise par mon entrée « spectaculaire », elle poussa un hurlement qui me fit regretter aussitôt d’être né.

— Pas un geste, dis-je d’une voix que je voulus autoritaire en pointant mon arme dans sa direction. Conformément à mon ordre, l’employée ne bougea pas. L’effet d’une arme à feu sur les gens m’a toujours fasciné. Avec un pistolet ou un fusil, tout devient si simple ! Devant un morceau de métal, les cœurs s’affolent, les membres tremblent, les voix se brisent. C’est bien connu, dans la vie quotidienne, les héros ne sont pas légions.

J’eus une rapide pensée pour Bruce Willis. Dans la « vraie » vie, John Mc Clane se serait piteusement exécuté, sans opposer la moindre résistance devant le pistolet de mon paternel. Ainsi, en voyant cette jeune femme à la merci de mon arme, j’éprouvais un sentiment proche du vertige. J’ignorais comment allait se passer la suite des événements, mais je me souviendrai toujours de ces premières secondes.

À cet instant, je ne survivais plus. Je vivais. Enfin !

L’épaisseur de la cagoule était telle que je devais presque crier pour me faire entendre :

— Ouvrez la caisse. Et vite !

— Très bien, répondit la jeune femme en bafouillant légèrement.

L’employée prit la clé qui se trouvait près du comptoir et ouvrit la caisse.

— Écartez-vous du tiroir, ordonnai-je.

Je fis le tour du comptoir pour récupérer l’argent dans la caisse, souriant déjà à travers ma cagoule. De mon bras droit tendu, je maintenais l’employée en joue. Je posai les yeux sur le tiroir ouvert et faillis m’étouffer : il était pratiquement vide !

Je le sortis de la caisse et vidai négligemment le maigre contenu sur le comptoir. Deux billets de dix euros et quelques pièces éparpillées çà et là. Au bas mot, le butin devait s’élever à une trentaine d’euros. Trente euros !

 

Honte n. f (du francique haunipa). 1. Sentiment pénible provoqué par une faute commise, par une humiliation, par la crainte du déshonneur.

 

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demandais-je, essayant de ne rien laisser paraître aux yeux de mon « otage ».

— C’est la caisse, me répondit-elle.

À l’intérieur de mon camouflage de laine, mon visage commençait à me gratter.

— La caisse ? Vous plaisantez, j’espère. Il y a encore moins d’argent que dans un parcmètre.

— Nous sommes une très petite agence, Monsieur. Nous conservons un minimum de liquidités dans nos caisses.

— Alors où est le reste ? Vous avez bien un coffre non ?

— Désolée, je ne vous entends pas très bien.

Cette satanée cagoule avalait mes mots et bâillonnait le son de ma voix

— Vous avez un coffre ? répétai-je, plus fort.

La jeune employée hocha la tête.

— Il est dans la pièce voisine, juste derrière moi.

Tout à coup, une pensée me traversa l’esprit. Je fis volteface et jetai des coups d’oeil rapides vers le haut des murs et dans les coins. Je balayais ainsi la pièce du regard lorsque l’employée me dit d’un ton étonnement relâché :

— Nous n’avons plus de caméra depuis la semaine dernière. Elle est en panne.

Soulagé, je fis face à l’employée et me mis à la regarder à travers les fines fentes de la cagoule. Elle avait les cheveux noirs attachés en queue-de-cheval et le regard noisette. Elle n’était pas très grande et légèrement rondelette.


Son visage était parsemé de quelques discrètes taches de rousseur. Elle ne semblait plus tellement effrayée. Comme si, une fois la surprise passée, elle avait décidé d’essayer de prendre la situation le plus normalement possible. Cette attitude courageuse était presque touchante. Rapidement je me ressaisis, décidé à ne pas me disperser. Dans quelques minutes, j’allais être dehors avec quelques milliers d’euros en poche, un paquet d’adrénaline dans le sang et une page enfin exaltante à ajouter dans le livre de ma vie.

— Très bien, répondis-je retrouvant un peu de confiance. Conduisez-moi au coffre.

Quelques secondes plus tard, je me trouvais dans la pièce d’à-côté les yeux rivés sur un petit coffre en fer.

— Vous avez la combinaison ?

— Pardon?

— La combinaison, vous l’avez ?

— Oui.

— Parfait.

La jeune employée grimaça :

— Mais… je ne peux pas ouvrir le coffre, Monsieur.

Voilà ce que je redoutais le plus : quelqu’un qui refuse d’obtempérer, quelqu’un qui m’oblige à recourir à la menace, voire à la force. Visiblement, la jeune guichetière n’était pas disposée à se laisser dévaliser sans essayer, soit de se défendre soit de jouer à l’assistante sociale. Je n’étais pas vraiment disposé à la brutaliser, mais encore moins à me laisser faire la morale. Je gardais néanmoins mon sang-froid mais, fermement disposé à lui montrer ma détermination, je pointai mon arme en direction de l’employée qui tressaillit.

— Ouvrez ce coffre, Mademoiselle, ou vous allez avoir des ennuis.

La jeune femme fit la moue à nouveau.

— Je ne peux pas ouvrir ce coffre, répéta-t-elle.

Je commençais à piaffer d’impatience. Est-ce que cette petite maligne essayait de gagner du temps ? Était-elle inconsciente ou assez stupide pour penser que son boulot était plus mortel que mes balles ?

— Ne me racontez pas de salades. Vous venez de me dire que vous aviez la combinaison, non ?

L’employée se mordait la lèvre.

— Oui mais… cela ne vous servirait à rien. Le… Le coffre ne répond pas à ma voix.

Je n’étais pas certain d’avoir bien entendu. Interloqué, je baissais mon pistolet et la fis répéter.

— Le coffre ne reconnaît pas ma voix, me dit-elle un peu plus rassurée en voyant le canon de mon arme s’abaisser.

Je sentais les gouttes de sueur qui commençaient à perler. Sous cette cagoule de laine qui m’aspirait la peau comme une ventouse, j’éprouvais des difficultés à respirer.

— Et depuis quand parlez-vous aux coffres-forts ?

La jeune employée ne put s’empêcher d’esquisser un petit sourire qui, malgré mon énervement croissant, ne manqua pas de me troubler.

 — Ce n’est pas ça, monsieur. Le Ministère de la Défense nous a fait installer pour quelques jours un nouveau système de sécurité ultra-perfectionné. Nous devons tester ce système avant qu’il ne soit commercialisé et implanté dans toutes les agences de France.

— Ici, dans cette banque ?

— Parfaitement, fit-elle, emballée par un enthousiasme soudain. Notre coffre est équipé d’un système de reconnaissance vocale qui permet grâce à des capteurs auditifs de reconnaître précisément le son de la voix d’un utilisateur et ce sur une portée pouvant dépasser un mètre cinquante. C’est vraiment génial, je vous assure !

 

Homicide n. m (lat. homicida). Action de tuer, volontairement

ou non, un être humain.

 

— Hélas, ma voix n’est pas paramétrée dans le système, conclut l’employée. Je ne peux pas ouvrir le coffre en donnant la combinaison.

— Qui peut le faire ?

— Qu’est-ce que vous dites ?

Je ne savais pas ce qui m’exaspérait le plus. La jeune femme ou la cagoule qui m’asphyxiait.

— Qui peut le faire ?

— Quoi donc ?

— Avoir accès à la combinaison, bon sang !

— Le directeur de l’agence, répondit-elle timidement. Mon père.

— Où est-il ? demandai-je sèchement.

— Mes parents sont partis pour le week-end.


Je regardais ma montre : il était dix heures dix. Dix minutes que j’étais dans cette banque. Dix minutes qui me paraissaient dix ans. Je ne voulais pas repartir bredouille, mais je n’avais guère le choix. Et puis, il fallait que je retire au plus vite cette cagoule qui faisait fondre mon visage comme la cire d’une bougie. Autrement, j’allais devenir fou. Alors que je commençais à reculer discrètement vers la sortie, la jeune femme se mit à toussoter :

— Écoutez… Je… Je peux peut-être vous aider.

Je m’arrêtais net.

— Comment? fis-je, surpris.

— Je suis imitatrice, répondit-elle fièrement.

Je n’étais pas naïf. J’avais bien senti que depuis quelques minutes, je ne l’intimidais plus et déjà cela ne me plaisait pas trop. Mais là, j’avais la désagréable impression qu’elle venait de franchir un autre cap qui s’apparentait au « foutage de gueule ». Si je n’affirmais pas mon autorité maintenant, ce braquage – déjà mal engagé – tournerait rapidement à la farce.

— Imitatrice ? Et alors ? J’ai l’air de vous faire passer une audition ? Continuez comme ça et vous serez en route pour l’autopsie.

Ma menace fit son effet. L’employée baissa les yeux et ajouta d’une voix presque inaudible :

— Je pensais qu’en imitant la voix de mon père, je pourrais réussir à ouvrir le coffre.


Je l’observai pour la seconde fois. Le regard toujours aimanté par le sol, elle ressemblait à une petite fille qui avait commis une bêtise. Ses cheveux corbeaux tombaient sur son front en mèches folles. Elle n’était pas à proprement parler jolie, mais elle avait un charme indescriptible, quelque chose de lunaire qui ne me laissait pas indifférent, je devais bien l’admettre. Je fus tenté de lui demander pourquoi elle voulait m’aider, mais je me retins, déduisant qu’elle voulait peut-être aussi pimenter sa morne journée. Et puis, je n’avais plus de

temps à perdre. J’acceptais alors sa proposition. Elle s’approcha près des capteurs audio situés sur la face latérale du coffre-fort. C’est alors qu’elle fit quelque chose qui me cloua de stupéfaction. De son pouce et son index, elle se pinça le nez et fronça les sourcils et fit une étrange grimace avec son menton.

— C-4-1-D-3, dit-elle d’une voix étranglée.

Je demeurais interdit. J’avais l’impression d’entendre Bugs Bunny en train d’agoniser. Aucun déclic ne se fit entendre.

— Merde! pesta la jeune femme.

Je posai ma main sur l’épaule de l’employée qui se retourna :

— Votre père a vraiment cette voix-là ?

— À peu près, dit-elle, surprise. Pourquoi ?

— Pour rien. Essayez encore.

Elle se reboucha le nez, tordit un peu plus sa bouche et fronça davantage ses sourcils. La seconde tentative échoua également. Ainsi que la troisième. Et la quatrième. Perplexe et médusé par ce spectacle surréaliste, je la regardais répéter inlassablement d’une voix de Martien le code d’accès au coffre. Néanmoins, après dix minutes proprement insupportables de « C-4-1-D-3 », je décidai d’interrompre l’artiste. Soudain la sonnerie du téléphone retentit. Mon coeur se mit à battre la chamade et je me mis à transpirer davantage.

— Décrochez, fis-je d’un ton autoritaire en prenant l’écouteur. Mais je vous préviens, pas de messages à double sens. Soyez brève et raccrochez.

La jeune femme prit le combiné et le porta d’une main légèrement tremblante à son oreille.

— Allô ?

— C’est moi, fit une voix d’homme.

— David, fit-elle. Qu’est-ce… que tu veux ?


J’avais beau avoir l’oreille collée à l’écouteur je n’entendais que des bribes. J’essayais de rentrer l’écouteur à l’intérieur de la cagoule mais c’était impossible tellement la sueur avait trempé le capuchon. L’employée resta un moment sans parler. Inquiet, je la regardais en essayant de comprendre à travers l’expression de son visage ce qui se disait à l’autre bout de la ligne.

— Non David… Attends, je…

Puis l’employée posa sur ses yeux sur moi.

— C’est David, mon frère. Il a raccroché. Il m’appelait pour me dire qu’il allait me rembourser l’argent que je lui avais prêté.

— C’est une excellente nouvelle, dis-je sur le point d’exploser. En quoi cela me concerne t-il ?

— En rien. Mais il veut me rembourser. Maintenant.

Je faillis m’étouffer avec ma salive.

— Vous rigolez ? Rappelez-le et dites-lui que ça peut attendre demain.

L’employée fit une moue embarrassée.

— C’est trop tard, il m’appelait de son portable. Il était déjà dans sa voiture.

Le coeur battant, je pointais mon arme sur la jeune femme qui poussa un petit cri.

— Vous bluffez, j’en suis sûr.

— Je vous jure ! supplia t-elle, le visage soudain blanc comme un linge. Je n’en reviens pas moi-même ! C’est bien la première fois qu’il me rembourse quoi que ce soit ! Telles des tambourins, mes veines cognaient contre mes tempes, mon coeur galopait contre ma poitrine. Je devais conserver mon sang-froid et réfléchir. La situation n’était pas encore perdue. J’avais encore le temps de partir.

— Il arrive dans combien de temps ?

— Je ne sais pas trop, dit-elle les yeux écarquillés. Le commissariat est dans le coin. Si ça roule bien, il devrait être là dans une dizaine de minutes. Je sentais les palpitations de mon cœur s’accélérer vivement.

— Pourquoi me parlez-vous du commissariat ?

La jeune femme retroussa son nez et se tordit les doigts, visiblement gênée.

— Je ne suis pas certaine que cela vous plaise.

— Allez-y, je suis en veine en ce moment.

— Voilà, il est policier.

 

Brassac-Les-Mines est vraiment une ville de merde. Déjà que je ne portais pas les habitants dans mon coeur, là ils venaient en plus de devenir mes pires ennemis. Je jetai un coup d’oeil à ma montre. Il était dix heures et demie. En proie à un début de panique que je m’efforçais de contenir, je dus me rendre rapidement à l’évidence : ma carrière d’apprenti gangster allait tourner court et mon braquage était un fiasco total. Il fallait que je détale au plus vite. Dieu merci, j’avais un avantage considérable. La banque n’ayant plus de caméra et la jeune employée étant incapable de m’identifier, je pouvais quitter la banque sans risquer d’être démasqué. Je m’approchais de la femme qui recula légèrement. Je rangeai mon arme dans la poche de ma veste pour la rassurer.

— Écoutez, je m’en vais et nous oublions tous les deux

cette histoire, d’accord ? Après tout, j’ai voulu cambrioler la banque la plus pauvre du monde, ce n’est pas vraiment un délit.

— Vous pouvez répéter ? me dit-elle. Avec votre cagoule, je ne vous entends pas très bien.

— Je disais que j’allais…

Au même moment, une clochette tinta derrière moi. Quelqu’un venait d’entrer dans la banque ! Rapidement je fis volte-face et me retrouvais face à une

femme qui devait avoir dans les quatre-vingts ans. Sur l’essaim de personnes âgées qui pullulent à Brassac-Les- Mines, je faisais face à la seule que je connaissais : ma grand-mère.

 

Scoumoune n. f (ital. scomunica). Arg. Malchance, poisse.

 

Ma grand-mère maternelle est une vieille dame vraiment très gentille. Veuve depuis vingt-cinq ans, d’un tempérament mesuré et d’une voix très posée, elle dégage une douceur, une sérénité absolue qui m’a apaisé bien plus d’une fois. Mais, hélas, elle souffre d’un dédoublement de personnalité. Ainsi, à chaque fois qu’elle est prise d’une peur incontrôlable, il se passe quelque chose d’incroyable. Elle se transforme en une vieille folle et tient des propos d’une hallucinante grossièreté. Plus étonnant encore, quel que soit l’interlocuteur qui lui fait face, celui-ci devient subitement son défunt mari ! Je me souviens de la fois où un chauffard avait failli la renverser. Blême de peur et de rage, elle avait insulté le conducteur, sa famille, et avait juré qu’elle irait « pisser sur son arbre généalogique ». Devant ces foudres verbales ravageuses, le malheureux était piteusement remonté dans sa voiture et avait démarré sans demander son reste. L’instant d’après, elle était chez le marchand de légumes à discuter paisiblement du changement soudain de climat. Cette schizophrénie passagère faisait donc de ma grand-mère une femme câline mais redoutable.

— Molière, qu’est-ce que tu fais, mon petit ? dit la vieille dame.

Voilà j’étais foutu. Par ce seul mot, mes espoirs de filer incognito étaient réduits en cendres. Qui d’autre que moi se prénommait ainsi à Brassac-Les-Mines, ce « no man’s land » parsemé de ploucs et de bouseux en tous genres ?

D’ailleurs, quel parent sur Terre était assez débile pour appeler son fils « Molière » ? J’essayai toutefois de tenter ma chance et de ne pas me laisser décontenancer.

— Ne bougez pas, Madame !

La vieille femme fronça les sourcils.

— Madame? Allons, c’est moi ; c’est mamie Yvonne, mon ange.

— Vous le connaissez ? fit la jeune employée à l’attention de l’octogénaire.

— Pas du tout ! coupai-je violemment.

La vieille femme me regarda, l’air ahuri.

— Allons, Molière, ne dis pas des choses pareilles, dit-elle en feignant d’être fâchée, c’est moi qui t’ai tricoté la cagoule que tu portes, chenapan !

— Je ne vous connais pas madame, répondis-je le corps et le visage dévorés par la sueur.


Dans quelques minutes, le frère policier de l’employée allait arriver. Le temps jouait contre moi et je ne savais pas quoi faire. L’employée de banque avait mon prénom et n’hésiterait pas à me dénoncer à la police. Il ne s’agissait plus d’adrénaline et d’excitation, j’avais terriblement peur maintenant ! Peur d’être arrêté et de passer quelques années en prison, ici, à Brassac-Les-Mines. Du coup, je me mis à regretter mes après-midi ennuyeux et mes journées soporifiques à la boutique de fleurs. Mon ancienne et misérable existence venait de prendre une valeur insoupçonnée.

— Qu’est-ce que tu racontes, mon petit ? dit-elle en gloussant. Tu me fais une farce, c’est ça ? Tu te m…

La vieille dame s’interrompit et son visage prit un teint de cire. Elle venait d’apercevoir le pistolet que je venais de sortir de ma veste.

— Mais… mais… bégaya-t-elle, qu’est-ce que tu fais avec le pistolet de ton père ?

 

Que devais-je faire ? Si je filais maintenant, je serais obligé de quitter la ville. En soit, ce n’était pas la décision la plus pénible à prendre. Mais il fallait aussi que j’accepte le fait de fuir toute ma vie et de ne plus jamais revoir ma famille. Ou alors, je devais faire quelque chose qui semblait au-dessus de mes forces à savoir… supprimer les témoins gênants. Est-ce comme cela que l’on devient assassin ? Est-ce aussi rapide, aussi imprévu et aussi simple que ça ? Est-ce que tous les meurtriers sont en fait de simples personnes qui, mises sous pression, ont dû prendre une décision comme celle que je devais prendre maintenant ?

Je me tournais vers la jeune employée. Elle me regardait avec un visage grave et ses yeux couleur noisette s’étaient colorés d’une tristesse insondable, comme si elle lisait dans mes pensées. À cet instant précis, je me sentis attiré par elle. Heureusement, sous ma cagoule, rien ne pouvait trahir mon trouble.

— Je te préviens, espèce de bâtard. Si tu veux me descendre, t’as intérêt à ne pas me louper !

Je me retournais vers ma grand-mère, abasourdi par ce que je croyais avoir entendu.

— Qu’est… Qu’est-ce que vous dites ?

La vieille dame s’avança vers moi, l’air déterminé.

— Tu m’as bien compris, Gaspard. Si tu me rates, je te fais bouffer ta bite de scout !


La mutation avait eu lieu. Tétanisée par la peur, la si douce et si adorable femme que je connaissais avait troqué son tablier et laissé la place à cette femme hideuse et vulgaire qui s’adressait violemment à son défunt mari. La jeune employée regardait la scène, le regard écarquillé par la stupeur et la crainte. Il semblait que la soudaine métamorphose de ma grand-mère et ses insultes venimeuses la terrifiaient bien plus que ma cagoule marine et mon pistolet de collection.

— Calmez-vous, fis-je en la voyant s’approcher de plus en plus.

Mais la vieille démente continuait d’avancer, sa bouche édentée affichant un effrayant rictus.

— Tu peux me buter, tas de purin. Même crevée, je pourrais encore te cramer le fion !

J’avais beau avoir été plusieurs fois témoin de ses « instants d’égarement », son vocabulaire demeurait toujours aussi phénoménal. Bien des fois je m’étais dit que mon grand-père – dont je n’avais qu’un très lointain souvenir – avait dû lui rendre la vie particulièrement dure pour qu’elle puisse s’adresser à lui en ces termes. Pas à pas, elle s’approchait de moi et, à part reculer, je ne savais pas quoi faire d’autre. Je n’allais tout de même pas descendre ma grand-mère que j’adorais par-dessus tout ! Sous mon capuchon l’air commençait à se raréfier.

Ma vue se brouillait un peu tellement mes paupières transpiraient. Après avoir englouti la peau de mon visage, j’avais la sensation que la cagoule avait l’intention de me ronger les os.

À nouveau mes yeux croisèrent ceux de la jeune femme. Immobile, elle se contentait de me regarder en esquissant un faible sourire. Dans ce sourire, je pus lire tout ce que j’avais peut-être recherché tout au long de ma fichue vie.


Pendant un court instant, j’avais tout oublié : la caisse vide, le coffre au système perfectionné, le policier qui allait débarquer, la cagoule cannibale ou ma grand-mère cinglée.

Tout. Plus je la fixais, plus sa beauté me paraissait évidente. Saisi par cet instant de grâce, je perdis ma grand-mère de vue. Poussant un cri stupéfiant, l’octogénaire en profita pour me sauter à la gorge avec une vivacité ahurissante.

J’eus juste le temps d’esquiver son attaque. La pauvre femme se jeta alors dans le vide avant de retomber sur le sol dans un bruit sourd. La jeune femme et moi sommes restés interdits pendant quelques secondes. Ce fut elle qui se ressaisit la première. Elle alla près de ma grand-mère, s’accroupit et lui prit le pouls.

— Ça va, fit-elle, rassurée. Elle est juste assommée.

— Comment le savez-vous ? demandai-je, effrayé.

— J’ai aussi un diplôme de secourisme, répondit-elle en souriant.

Traumatisé, je ne pouvais esquisser le moindre geste. Pareil à une statue de sel, j’étais paralysé.

— Mon Dieu, dis-je, qu’ai-je fait !

— Ne vous inquiétez pas. Elle est juste dans les vapes je vous dis.

La jeune femme se releva, planta son regard dans le mien et dit d’une voix douce :

— Écoutez, il est encore temps de réparer tout ça. Je ne dirai rien à la police, je vous jure. Et puis, si on réfléchit bien, vous n’avez rien volé, ni fait de mal à qui que ce soit.

Je secouais la tête, dépité.

— Vous n’êtes pas un sale type, je l’ai vu tout de suite, me rassura la jeune femme d’une voix apaisante. Cette ville est tellement déprimante qu’elle nous pousserait à faire n’importe quoi.

Je levais la tête dans sa direction, étonné que quelqu’un d’autre puisse penser comme moi et comprendre ce qui m’avait conduit à faire tout ça.

— Je regrette quand même de vous avoir menacé, dis-je finalement.

Elle haussa les épaules et me désarma à nouveau d’un sourire lumineux.

— Vous feriez mieux de retirer votre cagoule, maintenant. Je n’entends qu’un mot sur deux. Et puis mon frère devrait arriver d’une seconde à l’autre.

— J’aimerais bien l’enlever, croyez-moi. Mais elle est tellement trempée que je ne suis pas sûr d’y arriver.

Elle éclata de rire avant de m’aider à retirer la camisole de laine. Les cheveux collés sur le front, je poussais un immense soupir. Enfin, j’avais le visage à l’air libre ! J’ébouriffais ma tignasse brune et humide en feignant d’ignorer le regard qui était posé sur moi. Puis je levai la tête et lui rendis son regard.

 

Nous sommes restés ainsi pendant un long moment, sans parler, un peu bêtes mais arborant un sourire inexplicable et bizarrement complice. J’étais venu ce samedi matin pour braquer une petite banque et prendre un peu d’argent. Je suis reparti sans un sou. Ironie du sort, j’avais même l’étrange sensation qu’on venait de me voler quelque chose…

 

Amoureux adj. et n. Qui éprouve un sentiment très intense, un attachement englobant la tendresse et l’attirance physique

 

Partager cet article
Repost0

commentaires