Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
15 septembre 2012 6 15 /09 /septembre /2012 07:00

   

couv1

     

Où serait le mérite, si les héros n'avaient jamais peur ?

Alphonse Daudet - Extrait de Tartarin de Tarascon

 

Gordon n’avait pas l’intention de changer quoi que ce soit. À vrai dire, changer ses habitudes n’est pas dans ses habitudes. Cet homme, ce quinquagénaire à la stature imposante, était prêt à faire comme la veille, comme les jours précédents. 

Comme avant. 

Ce matin, pareil aux autres matins, Gordon s’est levé tôt. Il s’est douché à l’eau froide, rasé de près, sans se couper. Gordon a la main ferme, mais de cette fermeté rassurante, de celle qui ne tremble en aucune circonstance ; une main qui en a serré d’autres, des hostiles, des amicales, des molles, des coriaces, des franches, des fuyantes ; une main - une poigne, devrait-on dire - dont le contact peut vous transmettre une énergie extraordinaire ou vous briser les phalanges.

Ce genre de main.

Non, Gordon n’avait pas prévu de modifier sa façon d’être ou de faire. Aujourd’hui, comme à l’accoutumée, il finissait de se préparer pour partir au bureau et assumer avec le même professionnalisme, la même rigueur, ses responsabilités de directeur financier d’une des plus grandes entreprises d’aéronautique du monde.   

Et puis, subrepticement, tandis qu’il s’habillait (avec sobriété et méticulosité), il a ressenti une langueur. Une fatigue. Oh, pas de cette grosse fatigue qui vous tombe brusquement sur le dos et les reins ; non, juste une lassitude inattendue et vaguement ennuyeuse. 

Un léger passage à vide. 

Alors, face à la penderie, devant la glace où ses doigts épais formaient le nœud d’une cravate qu’il avait choisie avec soin, Gordon a marqué un temps d’arrêt, le geste suspendu, hésitant. Finalement, cette faiblesse qu’il croyait temporaire a duré, en tout cas suffisamment pour l’empêcher de terminer cette fichue boucle. Enfin, un sentiment ambigu est venu jeter le trouble dans l’esprit de Gordon, cet homme que rien ni personne jusqu’alors n’avait jamais pu déstabiliser ou intimider. 

Il est resté là, un long moment face à son reflet, perplexe avec sa cravate qui pendait, ridicule, inachevée. Ses lèvres ont laissé échapper à son insu un souffle de dépit, ses épaules, imperceptiblement, se sont affaissées. D’un air absent, presque détaché, il a regardé ses bras, devenus soudain trop lourds, retomber mollement le long de son corps. À nouveau, il a émis un soupir. 

C’est à cet instant que Gordon a su qu’il n’irait plus travailler.

Il était 6h35 lorsqu’Hélène avait quitté la maison afin d’attraper son vol pour New York où elle devait assister à une conférence sur l’Eau. Elle ne rentrerait pas avant la fin de la semaine. Hélène était en retard et énervée. Elle n’avait pas touché à son café, avait pris son sac et son manteau à la volée, lui avait jeté un regard fugace et envoyé un baiser lointain avant de s’en aller. Gordon aurait sans doute aimé que son épouse prenne le temps de le regarder, qu’elle s’approche de lui et l’embrasse, l’embrasse pour de bon. 

Mais voilà, ce matin elle était pressée. 

Par chance, dans sa hâte, Hélène ne s’était rendu compte de rien ; en tout cas, c’est ce que Gordon avait pensé en son for intérieur même si, à la réflexion, il n’en était plus certain. Et si elle avait des soupçons ? Hélène est une femme intelligente, dynamique, parfois drôle, un brin vaniteuse  – c’est une française ! - et qui, à l’instar de beaucoup de femmes, a un talent redoutable pour choisir les bons moments. Alors, peut-être, oui, se doute-t-elle de quelque chose. 

Peu importe, après tout. Tôt ou tard, il faudra bien qu’elle apprenne la vérité…

Gordon s’est changé. Il a enfilé un vieux jean délavé et un pull col cheminée gris anthracite. Sur son téléphone portable, il a pianoté un message à Emily, son assistante et secrétaire personnelle, la même depuis quatre ans : « Absent aujourd’hui ». Les doigts sur les touches, il a marqué une longue pause avant d’ajouter : « Souffrant ». 

Il n’a pu s’empêcher d’esquisser un sourire, un sourire indéfinissable. Personne ne le croirait, évidemment. Gordon n’est quasiment jamais malade ; à peine une faible toux, un rhume bénin de temps en temps. Dans l’entreprise, c’en est même devenu un sujet de discussion notamment de la part de son patron Jeffrey qui ne cesse de le taquiner. « Man, you are a fucking machine ! » lui lance-t-il à chaque fois en lui donnant une bourrade dans le dos. Gordon ne s’est jamais senti flatté ou offusqué de cette remarque, tout juste si cela l’amusait. D’un autre côté, c’est vrai que Gordon est un type robuste, constant, fiable, prêt à vous défendre, à se battre à vos côtés. Aux États-Unis, Gordon est ce qu’on appelle un « stand-up guy ».

Mais, n’est-ce pas là ce que tout le monde a toujours attendu de lui ? 

Ses parents, pour commencer. Le jour de sa naissance, son père, un homme solide et intègre avait révélé à son épouse d’une voix qui trahissait une émotion particulière, qu’à la seconde où il avait posé les yeux sur ce nourrisson, il avait été frappé par la force magnétique rare qui émanait de ce petit corps, cette boule de chair rose qui était venue au monde sans un cri. Et, dans un élan inexplicable, il avait alors soulevé son fils, l’avait brandi bien haut. Les yeux brillants, son père avait eu la sensation - la conviction, plutôt - de tenir un être étincelant ; étincelant au sens premier du terme. 

C’est ainsi que, dès le début, de grandes, de folles espérances avaient été placées en Gordon, cet enfant pas tout à fait comme les autres. En retour, du bambin qu’il fut à l’homme d’âge mûr qu’il est, Gordon n’a jamais déçu. « Failure is not an option » devise familiale et – singulière coïncidence - règle d’or de sa compagnie. Et Gordon n’a jamais failli. Avec une apparente facilité (bien qu’il n’ait jamais été considéré comme surdoué ou même précoce), imprégné de cette aura presque surnaturelle - « une lumière divine » disait sa mère - il a dépassé tous les obstacles, franchi un à un les échelons de la réussite sociale et professionnelle. 

Ensuite, il y eut Layla, sa sœur de treize ans sa cadette. Je ne saurais expliquer avec exactitude les liens qui unissent Layla à Gordon. Durant toute son enfance et son adolescence, Layla a éprouvé à l’égard de son frère une véritable fascination, pure et inconditionnelle, mais aussi quelque chose qui s’apparentait à une retenue émotive tant elle était impressionnée par la prestance de son aîné. Gordon, lui, ressentait pour elle une tendresse profonde, sincère et bienveillante, bien qu’il demeurât réservé, presque prudent dans ses démonstrations. 

Tout comme ses parents, Layla a très vite compris que son frère se distinguait des autres, qu’il était à part. Qu’il « irradiait » pour reprendre les propos de son père. Toujours ce charisme qu’il dégageait dans sa manière de se mouvoir, de vous parler, de vous regarder. Tout en lui inspirait maîtrise, sang froid et surtout une impression d’invincibilité ; à l’image de cet après-midi de décembre, où, devant une foule médusée et pleine d’effroi, Gordon, neuf ans à peine, avait plongé tout habillé dans ce lac gelé pour sauver une femme de la noyade ou encore, sept ans plus tard, lors de cette nuit où il a porté sur ses épaules un type de deux fois son poids pour le sortir d’une maison en flammes. 

Passionnée de Science Fiction, c’est bien Layla qui, vers l’âge de neuf ans, avait surnommé son frère Flash Gordon (1).

Aujourd’hui, Layla a trente-huit ans. Mariée, mère de deux enfants, elle est une femme de caractère qui occupe un poste respectable dans un hôpital renommé de Philadelphie ; et bien qu’avec les années, l’expérience de la vie, son admiration pour son grand frère se soit muée en un sentiment plus raisonnable, bien qu’elle ait cessé de l’appeler « Flash Gordon » depuis très longtemps, il lui arrive encore face à lui d’être à nouveau cette fillette et de ressentir ce pouvoir d’attraction candide, cette attirance enfantine et intimidante que l’on éprouve devant ceux qui sont hors du commun. 

Pour Hélène, sa « Frenchie femme » comme elle se plait à se définir, Gordon est la perle rare, le « mari idéal » par excellence ; celui dont la plupart des femmes rêve tout bas ; le parfait équilibre entre force et délicatesse, présence et discrétion, ce genre d’homme qui sécurise et sur qui on peut compter. Elle n’est pas prête d’oublier ce fameux soir où son homme avait terrassé d’une seule main deux voyous qui s’en étaient pris à eux sur le chemin du retour. Les seuls reproches qu’elle pourrait lui faire seraient d’être parfois lointain, presque secret et de ne pas retenir les mots en français qu’elle essaie de lui inculquer.   

Il était environ 8h10 lorsque Gordon sortit. Dehors, le vent d’automne était un peu frais, mais la température restait agréable. Quand le temps n’est pas à la pluie, Gordon prend toujours son thé en terrasse, le même thé aromatisé caramel sur la même terrasse du White Dog Café à l’angle de Samson Street. C’est précisément ce qu’il a fait, ce matin. 

Les mêmes habitudes, toujours, comme si rien n’avait changé… 

En prenant de longues gorgées brûlantes, il a regardé les passants arpenter en vitesse les trottoirs de sa rue, Samson Street, où il vit avec Hélène. Lorsqu’ils avaient emménagé dans le quartier, il y a bientôt dix ans, sa femme lui avait dit qu’une rue qui s’appelait ainsi ne pouvait être que la sienne, qu’elle avait été faite rien que pour lui. Elle avait dit cela en riant même si, sous couvert de plaisanterie, son ton avait une connotation bizarre et solennel. Il n’avait rien répondu, s’était contenté de sourire pour masquer sa gêne. Alors, ce matin, tandis qu’il buvait son thé en terrasse en voyant le monde s’affairer, Gordon s’est peut-être dit qu’habiter dans la « rue de Samson » apparaissait comme une chose cocasse et ironique. 

Puis, son téléphone portable s’est mis à vibrer. Un SMS. Gordon n’a pas eu besoin de vérifier puisqu’il savait qui cherchait à le joindre. C’était elle. Depuis hier, elle lui avait déjà laissé deux messages et un texto. Il lui avait promis qu’il la rappellerait le lendemain, lorsqu’Hélène aurait quitté la maison. Son épouse était déjà partie et Gordon ne lui avait toujours pas téléphoné. Alors, forcément, elle s’impatientait, elle s’inquiétait. C’est normal. Après plusieurs minutes, il a quand même fini par jeter un coup d’œil sur l’écran : oui, c’était bien elle. 

« Call me » disait le message.

Ce n’est pas qu’il cherchait à la faire souffrir, à gagner du temps ou qu’il voulait réfléchir à la façon dont il allait lui annoncer la nouvelle. À cet instant-là, Gordon ne souhaitait qu’une seule chose, une chose toute bête. Apprécier son thé en terrasse, laisser ce petit vent sec lui mordre les joues et prendre son temps. Prendre le Temps, juste ça, rien de plus.

Gordon avait quitté le White Dog Café depuis une demi-heure. Il ne devait pas être loin de 10h00. Il s’est promené dans Rittenhouse Square, un joli parc situé à l’angle de Walnut Street et Manning Street. Cela faisait plusieurs années qu’il n’était plus venu ici bien que l’endroit ne soit qu’à quelques minutes de son domicile. Il n’y venait plus, voilà tout. Sans doute était-il trop occupé toutes ces années, trop occupé à s’occuper des autres, à faire ce qui est juste, ce qui est bien. À faire le Bien. Pourquoi a-t-il décidé d’y aller, ce jour-ci ? Une envie spontanée, à moins que ce ne soit autre chose. Pourtant, c’est bel et bien lui, ce brave Gordon, qui a marché dans ce parc ravissant qu’il avait presque oublié. Il a marché, d’un pas lent, en longeant les fontaines asséchées et les statues de chèvres chevauchées par un petit garçon sous le regard attendri de sa mère.    

En passant devant un banc de couleur verte, tout à coup, Gordon s’est arrêté. Devant le banc, un écriteau indiquait : « fresh painting ». Les sourcils froncés, il est resté immobile, légèrement désorienté, spectateur surpris de son propre comportement comme s’il n’avait pas envisagé de stopper comme ça, subitement, face à ce banc en bois fraîchement repeint ; tout comme il n’avait pas imaginé qu’il serait incapable de terminer son nœud de cravate, ni prévu qu’il ne se rendrait pas à son travail. D’ordinaire, de son heure de réveil à son heure de coucher en passant par son agenda jusqu’aux stickers apposés sur ses dossiers classés par ordre alphabétique, tout est si organisé, planifié, « under control » comme il le répète mécaniquement lors de ses réunions avec ses supérieurs, ses clients, ses partenaires. 

Pourtant, ce qu’il a fait juste après est totalement saugrenu, loufoque pour ne pas dire stupide de la part d’un homme de sa trempe, mais c’est la pure et simple vérité. Il s’est rapproché du banc et ignorant la consigne, il a posé son pouce sur un des coins, une des extrémités du dossier et pressé son doigt pendant plusieurs secondes. Lorsqu’enfin il l’a retiré, on pouvait y voir son empreinte laissée sur la peinture. Ensuite, il a regardé, puis tâté son pouce tout vert et tout collant, un sourire énigmatique sur les lèvres. 

Avant de poursuivre sa promenade…

Un peu avant midi, Hélène lui a passé un rapide coup de fil pour lui dire qu’elle était bien arrivée, mais n’avait pas pu l’appeler plus tôt, qu’elle avait été « malade like a dog » dans l’avion « because of the turbulences », qu’il faisait un « weather de merde », mais que, Dieu merci, la chambre d’hôtel était « really spacieuse ». Ah aussi, qu’elle s’excusait d’être partie de mauvaise humeur et qu’à son retour elle saurait se faire pardonner. En disant cela (en forçant légèrement sur son accent français, soupçonna-t-il) elle a éclaté de rire comme une adolescente. Gordon, qui la connait bien, l’imaginait avec cet air espiègle qu’elle arbore, hélas, trop rarement. Quelques minutes plus tard, des collègues de travail et Jeffrey, le « big boss » ont également téléphoné pour prendre de ses nouvelles et s’assurer qu’il serait bien de retour demain ; ce que Gordon a confirmé non sans marquer une infime hésitation que personne n’a semblé remarquer.  

Gordon a continué de marcher dans les rues de Philadelphie sans autre but que celui de flâner, de se laisser guider par ses pas et - fait rarissime - s’abandonner à la rêverie. Rêver. La nuit dernière, justement, il a fait un rêve. Son souvenir est très vague, mais il s’est rappelé qu’il se trouvait dans une pièce vide et immaculée, assis face à un individu plutôt jeune, dans la vingtaine, à la peau aussi blanche que les murs de la pièce dans laquelle tous deux se trouvaient. Les contours du visage de l’inconnu étaient assez flous et bien que Gordon fût incapable de l’identifier, il était néanmoins sûr que ce jeune homme était son fils. Il ne put clairement distinguer les traits de sa figure et aucune parole ne fut échangée entre eux (ou s’il y eut une quelconque conversation, il ne s’en souvenait plus). Mais, il s’agissait bien de son fils, Gordon en avait la certitude. En apparence, ceci semble assez commun, après tout. Il n’est pas rare de rêver de ses enfants. 

Mais Gordon n’a pas d’enfant.  

Lorsqu’il fut de retour à son appartement, il était plus de 2h de l’après-midi. L’heure de déjeuner était déjà bien entamée, voire dépassée, mais pour cet homme de principes, intransigeant sur les fondamentaux comme les heures de repas, cela n’avait guère plus d’importance. Et puis, Gordon n’avait pas très faim. En fait, depuis plusieurs minutes, il avait l’estomac contracté. Il n’eut pas à chercher bien loin ni à se trouver des excuses sur ce qui provoquait cette anxiété, cette appréhension, qui n’avait cessé de croître, perturbait ses gestes méthodiques, ébranlait ses pensées, bouleversait ses sacro-saintes habitudes. 

Il savait déjà cela, il le savait mieux que quiconque. 

Gordon s’est saisi de son téléphone. Il fallait l’appeler sans tarder, tout de suite, parce qu’il ne pouvait plus la faire attendre comme ça, c’était trop pénible, trop dur, insupportable. Gordon a poussé un soupir, long, probablement le plus long soupir de sa vie. Il a soupiré non pas pour tenter d’évacuer le poids qui l’oppressait - car ce genre de poids là, personne, pas même lui j’imagine, ne peut s’en défaire aussi facilement - mais plutôt pour admettre, accepter. 

Ce soupir là, résigné, presque vaincu, il se l’est destiné à lui seul comme un aveu ; l’aveu de sa vulnérabilité insoupçonnée, lui qui, inconsciemment ou implicitement, avait fini par se croire épargné, préservé. Protégé, en somme.

Naturellement, il ne l’est pas. Pas plus lui qu’un autre, que vous ou moi. Nul n’est à l’abri, les forts pas davantage que les faibles. Tous les Samson ont leur Dalila, tous les Achille leur talon ; et un jour ou l’autre, tous les Superman du monde font face à leur kryptonite. 

La kryptonite de Gordon est une tumeur au pancréas, une tache sombre et large comme une pièce de vingt-cinq cents.  

- Bonjour Layla

Lorsque sa sœur a pris la parole, elle n’a pu contenir un léger tremblement. Il y avait de la colère dans sa voix, oui de la colère, mais pas seulement.

- Dis-moi tout, a-t-elle demandé.

Alors, il lui a tout dit, absolument tout. La vérité nue, froide et injuste comme elle peut l’être quelquefois. Parce que Gordon dit toujours la vérité, il ne cache rien. Oui, il lui a tout raconté, mais sans insister non plus. S’il n’est pas entré dans les détails techniques, c’était surtout pour éviter de dire des choses inutiles, des informations que sa sœur connaissait puisque Layla travaille dans le milieu médical. Néanmoins, même si elle savait tout ça, elle lui a posé plein de questions, des questions dont elle devait connaitre les réponses. Mais, elle les a posées quand même, allant jusqu’à les répéter comme si à chaque fois elle s’attendait à entendre autre chose, une autre vérité que celle que son frère lui avait livrée. Elle lui en aurait presque voulu de ne pas lui mentir. 

Lorsqu’enfin il eut fini de parler, quand il eut terminé de répondre à ses interrogations, il y a eu une brusque pause au bout du fil, ce silence si difficile à briser alors que c’est ce qu’il faut faire. Gordon a essayé. D’un ton qui se voulait enjoué, il a demandé après ses deux neveux, mais Layla s’est emportée :

- Tu vas te battre, ok !

Mais, cela n’avait rien d’un ordre, pas même d’une requête. Plutôt une supplication. Une prière. 

L’occasion était belle pour Gordon, trop belle, unique. Pour la première fois de son existence, il avait la possibilité d’inverser les rôles. Il était prêt depuis si longtemps, prêt à se confier, à se livrer. À parler, enfin. De ce soudain vide intérieur, de ces choses qui lui paraissent dérisoires désormais, du doute et de la peur, de la tentation de lâcher prise, d’abandonner cette armure au poids monumental, de son corps tout entier qui lui désobéit, de ce grain de sable dans les rouages de cette « fucking machine » ; de ces conneries de lumière magique, de cette envie de tout foutre en l’air, de ne plus obéir à tous ces codes imbéciles qui régissent et avilissent ; avouer qu’il aurait préféré qu’Hélène pose ses lèvres sur les siennes avant de s’envoler pour New York, que son thé au White Dog avait une saveur différente des autres jours, qu’il a rêvé d’un fils, que sur Samson Street les gens marchent trop vite, et qu’enfin, dans une allée du Rittenhouse Square, un banc porte désormais son empreinte. 

Gordon avait tant et tant à dire. Mais, avant qu’il ait pu prononcer un seul mot, la voix de Layla s’était étranglée dans un rire forcé, amer et sa sœur a répété :

- Tu vas te battre, pas vrai ? Tu es… Tu es Flash Gordon, n’oublie pas ça ! 

Des années qu’elle ne l’avait plus appelé ainsi. Une éternité. Gordon sentit une douleur vive déferler dans sa poitrine et sa gorge se nouer. Ses jambes et son cœur fléchirent. Le passé qui venait de surgir à l’improviste l’avait pris au dépourvu ; et là, au bout du fil, il y avait une gamine de neuf ans, une enfant terrifiée qui ne demandait qu’à croire à une autre histoire, un autre dénouement. 

Gordon se mordit les lèvres pour empêcher les larmes de lui monter aux yeux. Il n’y parvint pas tout à fait. Alors, il rendossa son costume et son masque, reprit sa fonction initiale, sa place originelle. Tant pis pour lui et ses états d’âme, son tour était passé. Il devait maintenant penser à Layla, la rassurer, la secourir. C’est ce qu’il fit. Oui, bien sûr qu’il se battrait et, bien sûr qu’il vaincrait, évidemment, comme à chaque fois, il ne pouvait en être autrement. 

Parce qu’il était Flash Gordon.

Un super-héros.

Et quoiqu’il arrive, les super-héros gagnent toujours à la fin…


(1) super-héros crée dans les années 30 et qui fit l’âge d’or des comics.

 

Partager cet article
Repost0

commentaires