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2 novembre 2010 2 02 /11 /novembre /2010 21:16

 

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Il y a des moments où ça revient. Des moments où la petite voix lui chuchote à l’oreille des choses. Des mots. Des mots qui blessent. Depuis quelques jours, c’est revenu. Alors forcément, Alice accuse un peu le coup.

Il y a le feu. Qui crépite. Dans l’âtre, les flammes bleutées obéissent aux coups de fouet en offrant une danse hypnotique.

Il y a Ramsès. Le vieux chat. Qui ronronne et somnole. Trônant sur le bras fripé du canapé, le félin pharaon ne prête guère attention à la mouche qui le nargue en voletant autour de lui.

Il y a Schubert. Non, Chopin. Peu importe. Les notes cristallines qui sortent de la radio ricochent contre les poutres et viennent s’incruster dans les pierres blanchies de cet appartement des années trente.

Et puis, il y a lui. Surtout lui. Son bel amour. À genoux devant la cheminée, il déplace les bûches à l’aide d’une pince dorée. Parfois, il jette des boules de papier journal qui se recroquevillent sous les ardents baisers du feu.

Un verre de vin entre les doigts et les jambes pliées sous la couverture en mohair, Alice essaie de se détendre. Là, lovée dans la chaleur de son foyer, à l’abri de l’hiver, avec son homme. La tête un peu étourdie par l’alcool et la musique, elle s’efforce de ne penser à rien d’autre qu’au plaisir de l’instant.

Instant fugace. Flacon de félicité. Échantillon de bonheur.

Et tant pis si ce bonheur ne dérange rien.

La soirée a été belle. Cela faisait longtemps. C’est encore grâce à lui. Il est rentré plus tôt pour lui faire la surprise. Il s’est occupé du dîner. Il lui a préparé des filets de rouget en papillote avec une purée de morille. Il s’est donné du mal. Elle le sait. Ça l’a touchée plus qu’elle ne l’aurait cru. Elle a fait honneur à son repas. Il était content. Ses yeux ont brillé.
Ensuite, il lui a offert un petit cadeau. Deux places de théâtre. Pour demain soir. Un Ray Cooney.

 « Ça nous fera sortir un peu », a-t-il dit. Sortir. Et rire aussi. Oui, rire.

Le matou dort toujours du sommeil du chat. La mouche ne le laisse pas tranquille. Le feu claque. Les bûches craquent. Sur le poste, le commentateur annonce un Concerto pour flûte, cordes et basse en ut majeur d’Antonio Vivaldi. Près du foyer de la cheminée, son homme veille en inclinant la pincette. On dirait un chef d’orchestre devant ses musiciens de bois. De temps en temps, il se retourne, les joues rosies par la chaleur des flammes. Et lui sourit. Parfois, elle lui répond en esquissant un sourire plus pâle, avant de baisser les yeux sur son verre à moitié vide, confuse de le remercier si mal.

Ce soir, elle fait du mieux qu’elle peut.

Tout en prenant une gorgée de Bordeaux, Alice se dit qu’elle n’a pas le droit de se comporter ainsi. Qu’elle doit faire des efforts. Sinon il va finir par s’inquiéter. Comme avant, quand elle pleurait beaucoup.

Elle reprend une lampée de vin. Elle ferme ses paupières et laisse son palais s’imprégner de la texture épaisse et tiède du liquide. Alice voudrait s’enivrer ce soir. Boire. Toute la nuit. Pour noyer ces mauvaises pensées. Chasser cette petite voix tenace qui est revenue la tourmenter en toute impunité en lui répétant combien son existence est absurde. Vide. Stérile.

Alice rouvre les yeux. Elle regarde lentement autour d’elle. À droite, sur le mur The Man of the Sea, une lithographie de Magritte. Un original acheté aux enchères. À gauche, une rangée de petits cadres soigneusement alignés. Diplômes. Prix. Distinctions en tous genres. Et sur chacun d’entre eux, son nom écrit en italiques à l’encre de chine. Au centre, des photos en couleurs. Elle, devant les pyramides de Gizeh, il y a trois ans. Lui pointant du doigt le Kilimandjaro. Eux deux avec un groupe d’amis, aux iles Caïmans, l’année dernière.

Une grande demeure. De l’argent. Des relations. Tout ceci a forcément un sens, pense-t-elle. Tout ne peut être si vain. Elle et lui se sont fait une belle vie. Malgré tout.

Et tant pis si cette vie ne laisse pas de traces de doigts sur les carreaux.

Alice s’en veut. Ce sentiment qui l’étreint, elle le connait bien. Mais elle croyait, à défaut de l’apprivoiser, avoir délimité sa frontière, réduit sa portée. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il persiste aussi longtemps cette fois, même si cela n’est en rien comparable avec ce qu’ils ont traversé, à ces années de tumulte.

Non, bien sûr que non. Mais tout de même…

Alice émet un petit rire nerveux. Cela remonte à si loin.

Il est terminé le temps des journées où elle arpentait les avenues, montait dans les bus ou entrait dans les magasins spécialisés un coussin caché sous son pull. Terminé le temps des heures perdues devant la glace à caresser la rondeur factice de son ventre, des après-midis passés, assise sur le banc écaillé du square du Maréchal Joffre, les yeux rivés sur les landaus.

C’est fini tout ça. C’était avant. Le temps des bêtises. Des enfantillages.

Depuis, l’eau de ses larmes a coulé sous les ponts. L’incendie s’est éteint. Le Temps a bien œuvré, bien mieux que tous ces imposteurs tarifés.

Alice avait fini par admettre sa défaite.

Aujourd’hui, la douleur lancinante est devenue une entaille. Indélébile, mais juste une entaille. Une éraflure. La déchirure béante n’est plus. Elle s’est muée en un silence embarrassant.

Comme un léger malaise.
Une poussière dans l’œil.
Un caillou dans une chaussure.

Une ombre au tableau.

Alice se ressert un verre de vin et trempe à nouveau ses lèvres dans l’élixir aux vertus apaisantes. La petite voix semble s’être tue. Précieux instants de répit. L’ivresse la gagne. Enfin.

La mouche a fini par réveiller Ramsès qui la chasse mollement avec sa patte de velours. Vivaldi a laissé sa place à Beethoven. Les braises ont pris une couleur orangée tandis que des résidus de papier virevoltent tels des minuscules papillons incandescents.
Son bel amour s’est redressé et se dirige vers la chambre à coucher. En passant devant elle, il effleure délicatement sa nuque. La tiédeur de ses doigts sur son cou lui fait du bien.

Alice le retient par le poignet :

« Je viens avec toi », dit-elle simplement.

Il ne répond rien. Se contente de hocher la tête en posant sur sa femme un regard bienveillant.
Ce soir, ils se coucheront en même temps. Peut-être feront-ils l’amour. Sans doute. Parce qu’ils s’aiment encore. C’est une certitude.

C’est leur petite victoire.

Ils s’aiment encore.

C’est gravé dans le marbre, dans leurs rétines et dans leurs chairs. Et, aujourd’hui encore, c’est plus fort que le reste. Plus fort que les autres.

Ils s’aiment encore.

Et tant pis si cet amour ne fait pas plus de bruit.

Tant pis.

 


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