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2 août 2011 2 02 /08 /août /2011 21:30

 

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« Chaque homme dans sa nuit s'en va vers sa lumière »

         Victor Hugo - Extrait de Les Contemplations

 

« J'ai dans les bottes des montagnes de questions

Où subsiste encore ton écho »

Alain Bashung - La nuit je mens

 

 

Le matin, après avoir négligemment nourri mon corps pour qu’il me laisse en paix, je vais prendre ma douche. Je reste assez longtemps au contact du jet puissant ; en tout cas assez pour voir la fine peau de mes doigts se creuser et flétrir, comme victime d’un vieillissement prématuré. Certains jours, il m’arrive encore de laisser le shampoing se répandre sur mes yeux. Ce subterfuge, jadis, donnait à mes larmes un prétexte pour masquer mon orgueil.

Peine perdue désormais. Je n’ai plus ni chagrin ni fierté.

Mes hanches osseuses enroulées dans une serviette, je reste devant la glace de la salle de bain et regarde la buée se dévêtir peu à peu de ses étoffes vaporeuses. Sans émotion, je redécouvre mon visage, ses traits qui dessinent des barres obliques, des virgules, des parenthèses désenchantées. Il semble que chaque jour qui passe apporte son cortège de ponctuation sur ce masque marqué des premiers outrages du temps. Mes joues sont creuses. Mes pupilles sont vitreuses.  Mon teint est blême. Je ne me plains pas. A dire vrai, pour un cadavre ambulant, je suis insolent de santé.

Une fois habillé, j’ouvre les lettres récupérées dans la boîte métallique dont l’étiquette est amputée de ton nom. Le courrier personnel se fait de plus en plus rare. Le téléphone, lui, ne sonne plus. Petit à petit, je suis parvenu à me délester de tous et de tout. Rien ne gravite, plus rien ne s’accroche. Progressivement, je m’emplis de vide. Je ne suis qu’une substance neutre et dérisoire. Un placébo.

L’après-midi, je reste accoudé sur le rebord de la fenêtre. Amorphe. Un peu cynique aussi. Par distraction, il m’arrive encore de décocher par la pensée des flèches de réflexions empoisonnées. Les derniers vestiges d’une amertume grotesque et poussiéreuse…

Dehors, égale à elle-même, il y a la vie et son carrousel avec sa petite boite à musique effrontée. Je regarde des singes et des guenons à qui on a donné l’usage de la parole et des vêtements. Ils marchent vite, courent lentement. Ils communiquent, contorsionnent leur figure, sourient, s’étreignent parfois. Certains tirent sur des laisses dans lesquelles s’étranglent leurs otages canins.

Du haut de ma loge, je vois aussi passer des bocaux de verre et de tôle où fermente cette population primate. Cris et crissements de pneus. Rires et avertisseurs sonores. Cette cacophonie humaine et mécanique semble prendre un malin plaisir à donner un opéra assourdissant. Pourtant, ce ne sont que des vies, rien d’autre que des vies. Des secondes ridicules qui s’égouttent, des poignées d’instants qui se veulent éternels. Des cœurs vulnérables qui s’imaginent conquérants et hors d’atteinte.

Comme le mien naguère.

Les yeux encore poisseux de ces relents de sarcasme, j’observe toutes ces existences désinvoltes qui me narguent sous ma fenêtre.

À seize heures pile, j’abandonne mon étude du monde extérieur, l’espace de deux petites heures, cent vingt minutes célestes. Écouter Xian, le fils du voisin du dessus qui suit son cours de piano. Le jeune prodige travaille sur la 5e Symphonie de Tchaïkovski. Je l’encourage mentalement, anxieux, mais éperdu de reconnaissance pour cette échappée divine que le virtuose m’accorde à son insu. La leçon de musique terminée, il me faut un moment avant de réintégrer mon corps.

Mon corps. Ce tombeau décharné.

Après, je retourne à mon balcon et à l’impertinent spectacle de rue jusqu’aux premiers déclins du jour.

En soirée, j’avale des substances. Leur odeur et leur saveur me sont devenues étrangères. Je vois des images dans la télévision. Sans remords, j’assassine le temps qui me sépare de l’obscurité et de son œil livide.

Enfin, la nuit arrive.

Lorsqu’elle disperse les foules et rapproche les corps, qu’elle immobilise le monde et se prépare à effacer mes erreurs du passé, je m’engouffre dans ses draps et mes mensonges. Tout peut alors recommencer.

La nuit est à moi. Elle m’appartient.

Fébrile et impatient de me plonger dans ses bras oniriques, ces lieux salvateurs où tous les espoirs me sont permis, je m’allonge.

J’attends.

Moi, le misérable phœnix, je suis prêt à renaître de nos cendres.

À redevenir.

Je ferme les yeux, mais je reste aux aguets.

J’attends.

Que tu reviennes souffler sur les braises.

Et que le feu reprenne.

Oui.

Que le feu reprenne.

 

 

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3 mai 2011 2 03 /05 /mai /2011 22:02

 

 

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La police devrait débarquer chez moi dans neuf minutes, soit précisément vingt-trois minutes après l’appel de Madame Ming, notre concierge Vietnamienne, qui m’avait averti de sa citoyenne et courageuse initiative alors que rien, vraiment rien, ne l’y obligeait.

En résumé, dans cinq cent quarante secondes, montre en main, il se pourrait bien que je sois en état d’arrestation pour homicide volontaire. Parfaitement, pour meurtre.

Néanmoins, tout cela ne me bouleverse pas trop.

Pour y habiter depuis environ vingt ans, je connais dans les moindres détails les us et coutumes de mon quartier. Alors, n’en déplaise à Mme Ming et aux résidents de l’immeuble, je sais d’ores et déjà qu’en dépit de ses louables efforts, la Force Publique arrivera trop tard. C’est une habitude chez elle, presque une marque de fabrique.

Ce fut le cas l’été dernier quand notre Opel Vectra flambant neuve fut saccagée sous nos yeux par une bande de voyous aristocrates avant d’être brûlée avec d’autres véhicules. Ou bien encore lors cette fameuse nuit de décembre où je surpris un cambrioleur unijambiste, - oui, unijambiste ! - en train de forcer la serrure de l’appartement de Monsieur Vaquier, mon voisin d’en face, un nonagénaire d’une santé éclatante, taciturne et occasionnellement antisémite.

Fort de ces expériences, je suis bien placé pour dire qu’avec la police, je me suis heurté au même problème qu’avec le service après-vente de Darty, à savoir l’impossibilité d’exiger une intervention immédiate.

Voilà pourquoi j’attends ces messieurs en uniforme bleu marine avec une certaine décontraction.

J’ai eu le temps de m’organiser et de presque tout régler avant que l’alerte asiatique n’ait été donnée. Je dis « presque », car il subsiste encore un élément, un détail enquiquinant, rose et spongieux, posé au creux de ma main et dont je n’arrive pas à me débarrasser sans risquer de me compromettre. Je regarde cet organe charnu avec un dégoût inqualifiable, une répugnance nauséeuse.

Je déteste la langue de ma femme. C’est viscéral. Déjà, du point de vue de sa constitution démesurée : sa texture trop épaisse, sa forme trop large et trop longue, sa couleur trop vive. Je me souviens qu’à chaque fois que nous envoyions des cartes postales aux enfants et à nos amis pendant nos vacances d’hiver à Méribel, j’avais une pensée émue pour chaque timbre léché. La langue de ma femme est un muscle mutant en totale contradiction avec l’exquise finesse de sa bouche et les traits si graciles de ses lèvres. À ce jour, je n’ai toujours pas compris comment le Seigneur, ce chef de chantier inspiré et brouillon, ce designer travailleur, mais sans raffinement, avait pu tolérer une pareille aberration à l’intérieur de la cavité buccale de ma compagne.

Puis, année après année, j’ai fini par exécrer l’intégralité de cette chose organique. En plus de son aspect peu ragoûtant, tout en cette langue m’était devenu insupportable : son identité propre, sa façon d’être et de se comporter en privé comme en société, son opinion sans intérêt et ses prises de position grotesques. Inépuisable pendant les interminables et insipides dîners de famille, rarement dans sa poche pour me couvrir de honte en créant des esclandres à tout bout de champ, vipérine quand il s’agissait de dire une ignominie et de critiquer sans raison valable untel ou untel, d’une odeur infecte pendant ses crises de foie…

Bref, je n’aime pas sa langue.

C’est pour toutes ces raisons que je ne peux consentir à la manger. De plus, il est peu hygiénique que je me sustente d’un organe que je sais infidèle et porteur de microbes qui ne m’appartiennent pas. Pour l’avoir surpris il y a une semaine en train d’engloutir une bouche velue masculine avant de s’enrouler comme une couleuvre autour d’un pénis, qui manifestement n’était pas le mien, je ne peux me soumettre à cette nouvelle humiliation. Non, je ne mangerai pas cette langue perfide, ce mollusque impur et dépravé.

Je me rappelle encore de ce que me disait ma pauvre mère lorsque j’étais réticent à finir mes salsifis : « Allons, David, ne fais pas le difficile ! ». Quel que soit le lieu où elle se trouve, si aujourd’hui, cette ouvrière sans le sou, qui s’est toujours saignée aux quatre veines pour que je ne manque de rien, me voyait faire la fine bouche devant ce morceau de viande, elle serait furieuse après moi.

Il me reste cinq minutes avant la visite policière. La concierge et tout le voisinage sont déjà aux aguets. Les uns effrayés, alors que d’autres doivent être en proie à une excitation grandissante, mais tous, j’en suis sûr, me sont reconnaissants d’insuffler un peu d’animation dans cet immeuble luxueux et monotone où il ne se passe jamais rien. Je soupçonne même le renfrogné Monsieur Vaquier d’être satisfait de savoir qu’au même étage que lui, sur le palier d’en face, le chirurgien David Ackermann risque de se faire arrêter pour l’assassinat de son épouse. Dénoncer un juif est certes une activité moins prisée que par le passé, mais je serais bien ingrat de refuser de raviver de si jolis souvenirs à un vieillard au crépuscule de sa vie.

Je regarde ma montre. Le temps presse. Mais, je ne suis pas encore gagné par la panique. Loin de moi l’envie d’être arrogant ou de faire preuve d’une idiote et irresponsable désinvolture. Au contraire. Je suis bien conscient que la situation n’est pas des mieux engagées et qu’un certain nombre de paramètres sont en ma défaveur. Il est évident que samedi soir, quelques personnes ont été alertées par les cris de Myriam avant que je n’aie la présence d’esprit de l’assommer avec ce que j’avais sous la main, un club de golf (un fer 7). En tout cas, Madame Ming l’a entendue puisqu’elle est venue sonner plusieurs fois à la porte pour s'enquérir de ce qu’il se passait. Je n’ai pas ouvert. Bien m’en a pris, car dans ce cas la concierge m’aurait vu le visage éclaboussé du sang encore tiède de ma tendre moitié. Comme je m'y attendais, en quelques heures, la nouvelle a fait le tour de notre bâtiment Haussmannien. Il m’a fallu être réactif et user de toute mon ingéniosité pour me sortir de ce mauvais pas.

Je dois admettre que j’ai eu beaucoup de chance, car ce n’est pas ce week-end - moment ô combien crucial où tout se jouait ! - mais seulement ce lundi matin que l’incorrigible gardienne, ne voyant pas ma femme quitter la maison pour partir à son travail, s’est décidée à appeler la gendarmerie.

Fort heureusement, mon épouse avait en grande partie… disparu.

Une douleur lancinante m’arrache de temps à autre quelques grimaces. Je suis quelque peu congestionné. Ce n’est guère surprenant. C’est l’effet indésirable généré par les sept litres de vin que j’ai bu en deux jours. Une épreuve nécessaire pour faire passer le tout et notamment la saveur écœurante de l’eau de Cologne dont ma femme s’était imbibée. Sept litres sacrebleu ! Même à l’époque de ma verte jeunesse, je n’en avais absorbé autant ! J’ai encore du mal à réaliser qu’en l’espace de deux jours, j’ai vidé un cabernet Sauvignon, un Gamay, un Merlot – une merveille, celui-là ! - un Sémillon, un Muscat et un Riesling que j’avais jalousement gardé pour nos vingt ans de mariage.

J’ai des crampes d’estomac. Ce n’est ni la peur, ni même l’alcool. Non, cette fois-ci, c’est elle. J’en suis certain. Force est de reconnaître que mon épouse est une personne coriace, pleine de nerfs et qui a la peau dure. Jusqu’au bout, elle se sera entêtée à me rendre malade. Dieu merci, quelques heures avant sa mort, elle avait eu la bonté de faire une séance d’épilation. Grâce lui soit rendue sinon ma digestion, déjà laborieuse, aurait été une véritable géhenne. Je ne remercierai jamais assez son amant d’être l’instigateur de ce rafraîchissement pileux.

Si j’en crois mes calculs, il me reste trois minutes. L’étau se resserre. Mais mon problème, lui, reste entier. Inerte, la langue de ma femme repose toujours dans la paume de ma main. Contrôlant avec peine un haut-le-cœur, je la regarde avec plus d’attention et remarque ce qui m’avait de prime abord échappé. Quelques points blancs et transparents recouvrent chaque paroi du muscle. Un vague sentiment de compassion me gagne. Comble de malchance, la malheureuse est morte avec des aphtes plein la bouche.

Je reste là, un peu gauche, posté en plein milieu du salon avec ce gastéropode rosâtre sans coquille entre les doigts. Je ne peux toujours pas me résoudre à le dévorer et encore moins à m’en défaire en le jetant aux ordures ou dans la cuvette des WC (cette négligence, j’en suis convaincu, me serait fatale, car tôt ou tard, la langue serait retrouvée et – avec leur fichu test ADN - me porterait préjudice).

Pour la première fois, je ressens une pointe de découragement m’étreindre le cœur. Ma seule chance d’éviter l’emprisonnement (chance qui reposait sur la réflexion arithmétique des 3 C « 0 Corps = 0 Crime = 0 Coupable ») est sur le point d’être anéantie à cause de ce malheureux bout de chair humaine, preuve irréfutable de ma culpabilité.

Malgré cela, je ne peux m’empêcher d’esquisser un sourire amer. Même consommée, mon inconstante de femme peut encore provoquer ma perte. C’est incroyable, presque émouvant. J’ignore pourquoi, mais j’éprouve une sorte d’admiration pour ma victime et sa formidable combativité ; ma douce et tendre victime avec qui, jadis, j’ai réussi quelquefois à être heureux. 

J’entends des bruits de pas qui montent les escaliers. Des sons précipités dont le rythme galopant est régenté par la voix nasillarde de Madame Ming. Je porte un regard à ma montre : la police est juste à l’heure de son retard. Neuf minutes comme je l'avais prédit.

Décidément, je connais bien mon arrondissement.

Tout semble perdu pour moi lorsqu’un petit miracle entre par la fenêtre de la cuisine restée entrouverte. D’une maigreur extrême, un matou au poil sale et tacheté apparaît dans le salon et vient spontanément se frotter contre ma jambe en émettant des miaulements plaintifs.

On sonne à deux reprises et j’entends un homme d’un ton autoritaire gronder un « Police, veuillez nous ouvrir » derrière la porte.

Je me précipite vers le mixer, y met l’indice dodu avant de le hacher menu puis de le proposer à ce providentiel et affamé complice des gouttières.

Pendant que l’animal se délecte du reste de mes épousailles, je me dirige vers l’entrée et m’empresse d’ouvrir aux condés. Ils sont au nombre de deux et ne manquent pas de me saluer, ce qui je dois bien l’avouer m’a toujours séduit dans cette corporation. J’aperçois Madame Ming qui se cache prudemment derrière eux non sans me jeter des regards craintifs. Un des agents me demande si mon épouse est avec moi tout en regardant par-dessus mon épaule. Je prends un air inquiet, lui réponds par la négative en précisant justement que depuis hier soir où elle était sortie je n’avais plus de nouvelle. Enfin, lorsque l’autre policier - le supérieur, me semble-t-il - à la carrure impressionnante et pourvu d’une moustache aussi broussailleuse que ses sourcils insiste en me questionnant d’un « Savez-vous où elle a pu se rendre ? », c’est plus fort que moi, je ne peux m’empêcher de faire mon intéressant et de lui dire en haussant les épaules :

« Aucune idée, monsieur l’agent. Je donne ma langue au chat »

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

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28 mars 2011 1 28 /03 /mars /2011 20:55

Ok, ok, j'ai une voix de puceau, mais bon, c'est déjà ça !

http://www.youtube.com/v/CC9870Pxo3A

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11 novembre 2010 4 11 /11 /novembre /2010 23:32

 

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Lundi 17 mai.

 

L’hiver n’est plus qu’un lointain et mauvais souvenir. Comme chaque année depuis la nuit des temps, l’éternelle résurrection est en marche. La Vie reprend goût à la vie. L’eau est en mouvement, l’air devient plus caressant, le ciel est vêtu avec élégance et la terre enfante à nouveau. Couleurs et parfums se mélangent dans une belle harmonie et les peaux, enfin libérées de leurs lainages, commencent à narguer les premiers rayons printaniers.

 

Assises sur un banc à l’ombre d’un arbre immense, deux femmes discutent. L’une, d’une soixantaine d’années, parle en faisant des gestes amples alors que l’autre, trentenaire, se contente de sourire en hochant la tête.

— Incroyable, je vous dis ! fait la première en roulant les yeux et en se tapant les mains sur ses cuisses.

Autour d’elles, il y a peu d’agitation. Quelques enfants se courent après ou derrière un ballon en mousse, foulant une herbe bien verte et revigorée. Quelques promeneurs arpentent d’un pas paisible les allées fleuries de coquelicots sous le regard bienveillant des imposantes statues miraculeusement épargnées par les pigeons.

Ici, en Bretagne, loin du chaos parisien, tout est calme et le Temps prend son temps.

— Tenez, dit la jeune femme en sortant de son sac une barquette de fruits.

En voyant ce qu’il y a dans la boite en plastique, la plus âgée fait joindre ses deux mains qu’elle rapproche de ses lèvres :

— Des framboises ! s’exclame-t-elle, ravie, vous m’avez apporté des framboises !

Puis elle se saisit de la barquette qu’elle ouvre avec la même précaution que si cela contenait des émeraudes.

— Le meilleur fruit du monde, disent-elles en chœur.

Les épées jaunes du soleil qui pourfendent les feuilles du grand chêne semblent leur construire une cage intime et dorée. Un petit vent frais et farceur fait frémir les canards du lac, mais ne manque pas d’agacer les bouquineurs qui voient les pages de leur livre se tourner toutes seules. Perchés sur les arbres, quelques mainates colorés continuent d’exercer leur talent d’imitateur.

Le mois de mai offre son plus bel après-midi.

— Voulez-vous que je vous raconte l’histoire de la framboise ? demande l’aînée en dégustant le fruit rouge avec un bonheur enfantin.

— J’aimerais beaucoup, répond la cadette avec empressement.

La femme prend alors une profonde inspiration et, avec une ferveur extraordinaire, se lance dans son récit.

— Il faut savoir qu’en Europe, la framboise a pour origine une espèce sauvage, encore très abondante dans toutes les régions tempérées. Cette espèce a été nommée « Rubus idaeus » par un grand botaniste suédois du XVIIIe siècle appelé Carl von Linné… Vous connaissez ?

La jeune femme fait une moue confuse.

— Moi non plus, dit l’autre en haussant les épaules.

Ainsi, la conteuse retrace dans les moindres détails tout ce qu’elle sait sur l’histoire de ce fruit, faisant de grands moulinets avec les bras et répondant aux questions incessantes de son auditrice visiblement captivée par le récit. Régulièrement, elles piochent dans la barquette pour se délecter des bijoux framboisés. Très rapidement, la boîte est dépouillée de son trésor fruité ; alors, en guise de consolation, les deux gourmandes lèchent le bout de leurs doigts, la mine honteuse et s’étouffant d’un même rire adolescent. Si un photographe avait immortalisé l’instant sur pellicule, le cliché aurait montré deux visages lumineux et d’une ressemblance frappante.

Par moments, la femme interrompt subitement sa narration. Le front plissé, elle reste sans parler, les yeux dans le vague ou fixant d’une étrange façon le visage de la personne qui lui fait face. Il lui arrive de lever sa main qu’elle approche avec précaution près de la joue de sa compagne comme pour la caresser. Sa main demeure ainsi, suspendue en l’air, pendant plusieurs secondes avant de retomber au ralenti sur ses genoux. Puis, la femme s’excuse et, retrouvant son sourire, elle reprend le fil de son histoire avec la même fougue. La plus jeune, quant à elle, ne semble pas se formaliser de ces instants d’égarement, et reste suspendue aux lèvres de sa narratrice.

— Il faut dire que jusqu’au milieu du XIXe siècle, la framboise n’était pas considérée comme un fruit de table.

— Ah bon ! fait l’autre étonnée, à quoi servait-elle, alors ?

La plus âgée esquisse un sourire malicieux, fière de pouvoir apprendre tant de choses à sa candide voisine.

— À l’extraction de parfums, pardi, mais à la fabrication de boissons ou encore de médecines.

Le climat s’est rafraîchi. La jeune personne propose son gilet à son aînée qui accepte volontiers et lui presse délicatement la main en guise de remerciement. Le vent rapporte quelques senteurs sucrées, les deux femmes en profitent pour respirer à pleins poumons ses arômes bienfaiteurs qui parfument le petit parc paisible de Ploufragan.

La conteuse reprend, enthousiaste :

— Le plus passionnant est la fameuse légende sur la couleur du fruit.

Après s’être assurée de la totale attention de sa voisine, elle poursuit :

— Saviez-vous qu’avant, toutes les framboises étaient blanches ?

Son auditrice secoue la tête.

— Racontez-moi, supplie-t-elle, le regard brillant.

— Je vais vous le dire, glousse la femme en sautillant sur son banc. Un jour que Jupiter, qui n’était encore qu’un enfant, faisait retentir les échos de la montagne de ses cris furieux, la déesse Ida, fille de Mélissos, roi de Crète, voulut, pour l’apaiser, lui cueillir une framboise.

— Que s’est-il passé ensuite ?

— Tout bêtement, elle s’égratigna le sein aux épines de l’arbuste et le sang de la nymphe teignit à jamais les fruits d’un rouge éclatant. C’est aussi simple que ça !

L’après-midi touche à sa fin. Le soleil est encore assez haut dans le ciel, mais ses rayons sont bien plus cléments. Les chiens essaient tant bien que mal d’échapper à leur laisse, les bébés grimacent en retournant dans leur poussette tandis que leurs parents embrassent leurs parents.

Un homme au visage juvénile vêtu d’une blouse blanche vient à la rencontre des deux femmes et s’adresse à la plus jeune d’entre elles.

— Comme vous le savez, Marie, les visites se terminent à 18 heures.

Marie ne semble pas avoir entendu. Elle tourne la tête vers toutes ces personnes qui se disent au revoir et quittent peu à peu le parc. Au loin, son regard se porte sur un homme grand et de forte carrure. Ses bras robustes enveloppent une femme d’un certain âge à laquelle il dépose un baiser délicat sur le front. Marie sent sa poitrine se contracter un peu. Visiblement, son cœur n’a pas encore pansé toutes ses plaies. Comme le sein de la nymphe Ida, il est encore égratigné.

— Je m’en vais, dit-elle dans un murmure en se levant du banc.

Alors qu’elle s’apprête à partir, la femme se redresse à son tour et retient Marie par le poignet :

— J’ai vraiment été ravie de discuter avec vous, Mademoiselle, fait-elle en lui tendant la main. C’est la première fois que quelqu’un vient me rendre visite.

Cela se termine toujours ainsi. Ces mêmes paroles sans mémoire, cette main anonyme, innocente et assassine. La gorge nouée, Marie laisse quelques secondes s’écouler. Elle inspire profondément. Il y a peu de temps encore, elle n’aurait pas su, pas pu supporter. Elle aurait fondu en larmes en repoussant cette main tendue pour pouvoir serrer dans ses bras ce corps aujourd’hui étranger.

— Cela m’a fait plaisir, répond-elle enfin en s’efforçant de sourire.

Puis, maîtrisant le léger tremblement de ses doigts, Marie serre la main de sa mère en lui promettant de revenir bientôt.

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2 novembre 2010 2 02 /11 /novembre /2010 21:16

 

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Il y a des moments où ça revient. Des moments où la petite voix lui chuchote à l’oreille des choses. Des mots. Des mots qui blessent. Depuis quelques jours, c’est revenu. Alors forcément, Alice accuse un peu le coup.

Il y a le feu. Qui crépite. Dans l’âtre, les flammes bleutées obéissent aux coups de fouet en offrant une danse hypnotique.

Il y a Ramsès. Le vieux chat. Qui ronronne et somnole. Trônant sur le bras fripé du canapé, le félin pharaon ne prête guère attention à la mouche qui le nargue en voletant autour de lui.

Il y a Schubert. Non, Chopin. Peu importe. Les notes cristallines qui sortent de la radio ricochent contre les poutres et viennent s’incruster dans les pierres blanchies de cet appartement des années trente.

Et puis, il y a lui. Surtout lui. Son bel amour. À genoux devant la cheminée, il déplace les bûches à l’aide d’une pince dorée. Parfois, il jette des boules de papier journal qui se recroquevillent sous les ardents baisers du feu.

Un verre de vin entre les doigts et les jambes pliées sous la couverture en mohair, Alice essaie de se détendre. Là, lovée dans la chaleur de son foyer, à l’abri de l’hiver, avec son homme. La tête un peu étourdie par l’alcool et la musique, elle s’efforce de ne penser à rien d’autre qu’au plaisir de l’instant.

Instant fugace. Flacon de félicité. Échantillon de bonheur.

Et tant pis si ce bonheur ne dérange rien.

La soirée a été belle. Cela faisait longtemps. C’est encore grâce à lui. Il est rentré plus tôt pour lui faire la surprise. Il s’est occupé du dîner. Il lui a préparé des filets de rouget en papillote avec une purée de morille. Il s’est donné du mal. Elle le sait. Ça l’a touchée plus qu’elle ne l’aurait cru. Elle a fait honneur à son repas. Il était content. Ses yeux ont brillé.
Ensuite, il lui a offert un petit cadeau. Deux places de théâtre. Pour demain soir. Un Ray Cooney.

 « Ça nous fera sortir un peu », a-t-il dit. Sortir. Et rire aussi. Oui, rire.

Le matou dort toujours du sommeil du chat. La mouche ne le laisse pas tranquille. Le feu claque. Les bûches craquent. Sur le poste, le commentateur annonce un Concerto pour flûte, cordes et basse en ut majeur d’Antonio Vivaldi. Près du foyer de la cheminée, son homme veille en inclinant la pincette. On dirait un chef d’orchestre devant ses musiciens de bois. De temps en temps, il se retourne, les joues rosies par la chaleur des flammes. Et lui sourit. Parfois, elle lui répond en esquissant un sourire plus pâle, avant de baisser les yeux sur son verre à moitié vide, confuse de le remercier si mal.

Ce soir, elle fait du mieux qu’elle peut.

Tout en prenant une gorgée de Bordeaux, Alice se dit qu’elle n’a pas le droit de se comporter ainsi. Qu’elle doit faire des efforts. Sinon il va finir par s’inquiéter. Comme avant, quand elle pleurait beaucoup.

Elle reprend une lampée de vin. Elle ferme ses paupières et laisse son palais s’imprégner de la texture épaisse et tiède du liquide. Alice voudrait s’enivrer ce soir. Boire. Toute la nuit. Pour noyer ces mauvaises pensées. Chasser cette petite voix tenace qui est revenue la tourmenter en toute impunité en lui répétant combien son existence est absurde. Vide. Stérile.

Alice rouvre les yeux. Elle regarde lentement autour d’elle. À droite, sur le mur The Man of the Sea, une lithographie de Magritte. Un original acheté aux enchères. À gauche, une rangée de petits cadres soigneusement alignés. Diplômes. Prix. Distinctions en tous genres. Et sur chacun d’entre eux, son nom écrit en italiques à l’encre de chine. Au centre, des photos en couleurs. Elle, devant les pyramides de Gizeh, il y a trois ans. Lui pointant du doigt le Kilimandjaro. Eux deux avec un groupe d’amis, aux iles Caïmans, l’année dernière.

Une grande demeure. De l’argent. Des relations. Tout ceci a forcément un sens, pense-t-elle. Tout ne peut être si vain. Elle et lui se sont fait une belle vie. Malgré tout.

Et tant pis si cette vie ne laisse pas de traces de doigts sur les carreaux.

Alice s’en veut. Ce sentiment qui l’étreint, elle le connait bien. Mais elle croyait, à défaut de l’apprivoiser, avoir délimité sa frontière, réduit sa portée. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il persiste aussi longtemps cette fois, même si cela n’est en rien comparable avec ce qu’ils ont traversé, à ces années de tumulte.

Non, bien sûr que non. Mais tout de même…

Alice émet un petit rire nerveux. Cela remonte à si loin.

Il est terminé le temps des journées où elle arpentait les avenues, montait dans les bus ou entrait dans les magasins spécialisés un coussin caché sous son pull. Terminé le temps des heures perdues devant la glace à caresser la rondeur factice de son ventre, des après-midis passés, assise sur le banc écaillé du square du Maréchal Joffre, les yeux rivés sur les landaus.

C’est fini tout ça. C’était avant. Le temps des bêtises. Des enfantillages.

Depuis, l’eau de ses larmes a coulé sous les ponts. L’incendie s’est éteint. Le Temps a bien œuvré, bien mieux que tous ces imposteurs tarifés.

Alice avait fini par admettre sa défaite.

Aujourd’hui, la douleur lancinante est devenue une entaille. Indélébile, mais juste une entaille. Une éraflure. La déchirure béante n’est plus. Elle s’est muée en un silence embarrassant.

Comme un léger malaise.
Une poussière dans l’œil.
Un caillou dans une chaussure.

Une ombre au tableau.

Alice se ressert un verre de vin et trempe à nouveau ses lèvres dans l’élixir aux vertus apaisantes. La petite voix semble s’être tue. Précieux instants de répit. L’ivresse la gagne. Enfin.

La mouche a fini par réveiller Ramsès qui la chasse mollement avec sa patte de velours. Vivaldi a laissé sa place à Beethoven. Les braises ont pris une couleur orangée tandis que des résidus de papier virevoltent tels des minuscules papillons incandescents.
Son bel amour s’est redressé et se dirige vers la chambre à coucher. En passant devant elle, il effleure délicatement sa nuque. La tiédeur de ses doigts sur son cou lui fait du bien.

Alice le retient par le poignet :

« Je viens avec toi », dit-elle simplement.

Il ne répond rien. Se contente de hocher la tête en posant sur sa femme un regard bienveillant.
Ce soir, ils se coucheront en même temps. Peut-être feront-ils l’amour. Sans doute. Parce qu’ils s’aiment encore. C’est une certitude.

C’est leur petite victoire.

Ils s’aiment encore.

C’est gravé dans le marbre, dans leurs rétines et dans leurs chairs. Et, aujourd’hui encore, c’est plus fort que le reste. Plus fort que les autres.

Ils s’aiment encore.

Et tant pis si cet amour ne fait pas plus de bruit.

Tant pis.

 


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26 octobre 2010 2 26 /10 /octobre /2010 22:09

 

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Lucien s’arrête. Il pose sa guitare cabossée contre le mur. Saisit sa bouteille d’eau. Prend une gorgée. Fait des gargouillis avec, puis déglutit dans un bruit de tuyauterie épouvantable. Il sourit aux passants qui ne lèvent même pas les yeux vers nous. Le voilà qui sort de sa poche son canard fripé. D’un mouvement sec des poignets, il fait claquer les pages et s’assoit sur la chaise en plastique taguée près du distributeur de boissons et de barres chocolatées.

C’est la pause.

J’en profite pour me détendre. Faut reconnaître que je fais pas grand-chose, mais bon, j’essaie quand même de tenir mon rôle. Alors, le Terry a bien droit de se reposer aussi. Terry, c’est moi. C’est mon nom. Avant, je m’appelais pas. Avant, j’étais rien. J’étais personne.

Comme j’ai un peu de temps devant moi, je peux rêvasser un brin et me retourner sur ces dernières années…

Ah ! Des troubadours, chanteurs, musiciens et autres histrions, j’en ai vu défiler quelques-uns dans ma vie, vous pouvez me croire ! Poivrots ou drogués pour la plupart, et bien sûr, tous fauchés ! Comme disait en rigolant Maurice Lestrier, le premier gars qui croisa ma route, il y a cinq ans, « Dieu doit aimer les pauvres, sinon, il en aurait pas créé autant ! » (1).

Un chic type que cet ancien peintre en bâtiment, même si on causait pas des masses. La cinquantaine bien tassée. Grand. Plutôt bien bâti, avec un joli brin de voix, mais pourvu d’un répertoire trop chiche : Aznavour et Trenet, c’est tout. Personnellement, ça me dérangeait pas trop puisque j’aimais assez les deux Charles. Lestrier et moi avons passé une année ensemble à beugler entre le XIe et le XIIe arrondissement que nous connaissions comme notre fouille. Puis, aux premiers jours du printemps, la chance a fini par sourire au brave prolo.

Pendant une de nos errances parisiennes, Lestrier rencontra, sur la Place de la Nation, un bouliste communiste au visage rougeaud et au ventre rebondi. Un Roland machin chose. Quelques verres et quelques noix de cajou plus tard, ils étaient cul et chemise. Trinquant à volonté et se donnant de grandes bourrades dans le dos comme de vieux potes de régiment, ils ont carrément ignoré ma présence. Ça m’a fait penser à la chanson d’Aznavour « Et moi dans mon coin ». Je l’aurais bien fredonnée, mais au dernier moment je me suis souvenu que je savais pas chanter. C’est con, mais c’est comme ça.
Imbibé d’alcool et de joie, Lestrier s’est vu proposer un boulot dans l’entreprise de maçonnerie de son nouveau compagnon soiffard. Me sentant aussi utile qu’une paire de roubignoles sous une soutane, je me suis éclipsé sans qu’aucun des deux acolytes s’en soit rendu compte.

J’ai plus jamais revu Maurice Lestrier, mais j’espère qu’aujourd’hui sa vie est un peu plus marrante. Et que de temps à autre, il continue de pousser la chansonnette.

Peu de temps après, j’ai fait la connaissance d’une autre progéniture déchue de la rue. Un gamin celui-là. Adrien. Je l’avais baptisé « L’ange noir ». Loqueteux, mais d’un charme singulier, Adrien avait une silhouette androgyne et une chevelure blonde ébouriffée. Ses prunelles couleur azur étaient assorties à ses cernes mauves et à ses bras criblés de trous violets.

 Ah Adrien ! Le petit chanteur improbable, toxico et désœuvré, révolté, mais non-violent.

Une sorte de Gavroche des Temps modernes que Prévert n’aurait pas renié. Il était un des nombreux locataires de la Porte des Lilas dont le nom fleuri collait assez mal aux odeurs de pisse qui imprégnaient les murs de la station.
Le problème avec Adrien, c’est qu’il chantait pas vraiment. Il gueulait. Il revendiquait. Il manifestait. Contre tout. Son exil intérieur. Sa famille « putride et embourgeoisée ». La société bien pensante et confortable. L’infamie des guerres et toutes les autres saloperies de la planète. Alors, des couloirs aux wagons, on pouvait l’entendre aboyer quelques célèbres succès anarchistes comme « Hexagone » de Renaud, « Paris s’éveille » de Dutronc et naturellement « l’Internationale », qu’il braillait le poing levé.
Peut-être que ses protestations tapageuses étaient le seul moyen pour lui d’exprimer son malheur ou sa douleur. Peut-être, ouais. Mais tout le monde le voyait plutôt comme l’insupportable casse-couille qu’il était de toute façon.

Le môme a eu quelques ennuis avec la populace, les forces de l’ordre et aussi certains de nos « collègues métropolitains » qui étaient prêts à payer de leur poche pour que le garnement arrête d’effrayer la clientèle. Il avait même fini par gonfler Stan, un des plus anciens clodos de Paris que tous les démunis avaient surnommé « l’Abbé » pour sa sagesse et sa patience : « Dis donc, le morveux, tu voudrais pas la fermer ta grande gueule ? » lui avait-il balancé une fois.

Puis à la longue on avait fini par s’habituer à lui et à sa gouaille. Avec moi, Adrien se comportait comme il fallait. Je comprenais pas toujours ce qu’il baragouinait, mais il me parlait bien plus que mon peintre en bâtiment. Même si je me poilais pas beaucoup, les journées passées en sa compagnie me semblaient moins longues. Et question bouffe, le gamin était pas rapiat. Il partageait avec moi les mêmes « festins ». Soupes froides en hiver. Sandwiches rassis et fruits rabougris en été. Le seul aliment qu’Adrien consommait en solitaire et en toute saison était cette came infecte qu’il s’enfilait par les sinus ou qu’il envoyait dans ses veines violacées à travers une seringue usée.

Notre collaboration dura presque un an. Puis, l’« ange noir » s’envola un glacial matin de novembre. Il me laissa, moi, les usagers et les clochards de la Porte des Lilas. Terrassé par une overdose, le môme mourut le ventre vide et les vaisseaux sanguins blindés. De ce mioche au regard céleste, à la mèche et aux paroles rebelles, il me reste guère plus que de vagues citations sur la liberté, deux ou trois chansonnettes de Ferré ou Brassens et par moments l’envie farouche de faire de la politique juste pour témoigner contre ceux qui oublient d’écraser leurs clopes, qui crachent par terre, ou contre les enflures qui taguent sur les murs et les affiches de la S.P.A. Mais, malgré ma grande gueule, je suis pas foutu d’aller manifester ou de prononcer le moindre discours.

Puis il y a eu ensuite une sale période qui a duré deux ans. La traversée du désert comme on dit. Ça a commencé juste après la mort d’Adrien. J’ai eu le malheur de rencontrer un autre sans domicile fixe qui s’appelait Bogdan. Pas méchant, mais le roi des branleurs, celui-là ! Bogdan manquait d’ambition, mais pas vraiment de scrupules ! C’était un vagabond qui refusait de gagner son pain en fredonnant des airs, en distribuant « le Réverbère » ou en faisant la mendicité comme tout le monde. Il préférait braquer toutes les poubelles huppées de Paris et lorsque ses recherches capotaient, il hésitait pas à voler dans les étalages ou à s’en prendre à ses homologues roumains ! Ouais, un bel enfoiré, ce Bogdan. Sans compter que ce salopard indigne de son statut de nécessiteux avait le cul bordé de tagliatelles. Un jour, il est revenu avec un butin inespéré : un carton « Domino’s ». Dedans, il y avait une immense pizza encore tiède et à peine touchée !

Quand on y pense, c’est quand même dingue ce que les gens peuvent gaspiller comme bouffe quand nous autres crevons la dalle. Je me souviens m’être demandé ce qui avait poussé ce consommateur béni à balancer son repas avant d’éclaircir cette énigme : la pizza contenait un nombre incroyable d’anchois. Je déteste les anchois. Je trouve même que c’est l’aliment le plus sournois au monde. On a beau le jeter, on se débarrasse jamais vraiment de son goût. Sournois, je vous dis. Quoi qu'il en soit, pour bâillonner notre estomac, on a quand même dévoré cette trouvaille providentielle sans nous faire prier.
Bogdan et moi avons traînassé ensemble encore quelques mois avant que je me lasse pour de bon de ce mendigot sans talent et sans envergure.

Je me retourne vers Lucien qui est encore plongé dans son quotidien. À croire qu’il a senti mon regard posé sur lui, car il tourne la tête dans ma direction. Il me fait un genre de clin d’œil. Il a toujours pas compris que le principe même du clin d’œil est de fermer qu’une seule paupière. Ça fait rien. C’est quand même un bon gars, Lucien.

Où j’en étais, moi? Ah, ouais l’après Bogdan !

Mon errance en solitaire continua pendant plusieurs semaines, les plus rudes de l’hiver 2002. Crevant de faim et de froid, j’ai cru que j’allais caner. Écumant les quais les plus crasseux, les gares les plus dégueulasses où s’entassaient les sans-abri de toutes les couleurs, de toutes les classes sociales et de tous les âges, j’ai marché la tête et la queue basse en attendant un messie qui me sortirait du merdier dans lequel je pataugeais depuis trop longtemps. Le sauveur en question s’avéra être le diable en personne. Eze Jawaad qu’y se nommait, ce gars au teint foncé. Son prénom africain voulait dire « roi » et le nom de famille signifiait « généreux », je crois. La bonne blague ! Le roi était un putain de tyran qui aurait fait passer Mobutu pour Peter Pan. Toujours à me donner des ordres et à me hurler dessus. Il gueulait même plus fort que moi, faut le faire quand même ! Et s’il a fait preuve de générosité, c’est en nombre de coups de latte qu’il me distribuait pour calmer ses accès de fureur aussi imprévisibles que redoutables.
Depuis ma « collaboration forcée » avec ce pouilleux, mes repas, déjà peu abondants, se sont encore diminués, car Jawaad était un sacré morfale. J’avais beau avoir les crocs, il hésitait pas à me piquer mes rations. Quoi qu'il en soit, en deux mois, j’avais perdu cinq kilos. Je pouvais presque compter mes côtes.

Pour subvenir à ses besoins et, quand il y pensait, aux miens, Eze chantait. Et plutôt bien d’ailleurs ! Une brute épaisse avec un timbre de voix pas possible. Des fois, je me dis que la nature fait vraiment tout de traviole.
Jawaad exerçait sa profession vocale entre « Belleville » et « Colonel Fabien » où le passage battait son plein surtout entre midi et quatorze heures. Pourtant, c’était pas avec ses chansons qu’il attirait le public, mais plutôt avec ses histoires venues de son pays natal (que j’ignorais) aussi abracadabrantes que poétiques et qu’il racontait – je devais bien l’admettre - avec un fichu talent. Je me rappelle surtout de cette légende qui arrêtait les gens d’ordinaire si pressés. Ça parlait de l’histoire d’une jeune fille qui tombe amoureuse d’un arbre et tous les deux finissent foudroyés par un éclair. Je m’en souviens mot pour mot encore aujourd’hui.
En tout cas, c’est grâce à cette histoire imaginaire, mais encore plus grâce à ses frappes de mules sur mon ventre que je me souviendrai toujours d’Eze, le sans-logis africain à qui j’ai fini par échapper une nuit de février.

J’ai continué de croiser les chemins des SDF aux talents artistiques assez divers : de l’adolescente orpheline qui miaulait du Lorie le jour et tapinait le soir à l’avocat fissuré du bocal qui récitait en boucle tous les articles du Code pénal, en passant par un vieux beatnik qui a massacré les répertoires de Marvin Gaye et un illuminé japonais qui n’a rien trouvé de mieux que d’imiter les croassements des grenouilles pour attirer la galerie, rien, non vraiment rien, m’aura été épargné.

C’est au moment où je me trouvais au plus mal, au fond de la niche comme on dit, que j’ai fait la connaissance de celui qui changea ma vision de la vie. Il disait s’appeler Miles, mais personne le croyait. Moi non plus, d’ailleurs. Il avait ni l’allure, et encore moins l’accent américain ou anglais.

J’ai tout de suite vu que Miles était pas un SDF comme les autres. D’ailleurs, il ressemblait à personne, riche ou pauvre. Il avait son propre dialecte – fait de jeux de mots, de calembours, de proverbes… – une démarche unique, légère, presque aérienne et un style décontracté inimitable qui donnait à ce va-nu-pieds hors norme une vraie élégance. Malgré sa misère, Miles semblait s’être juré de jamais sombrer dans la pleurnicherie de bas étage, mais plutôt de prendre la vie du bon côté et d’essayer de tirer du plaisir et de l’amusement dans le plus petit acte du quotidien.

C’était sa philosophie. Sa façon à lui de voir le monde. Sa richesse personnelle.

On s’est rencontrés le 28 juin 2004 sur le quai 7 de la gare Saint-Lazare qui était selon ses propres mots sa résidence secondaire « depuis qu’il avait loué gratuitement celle d’Austerlitz à une famille nombreuse ghanéenne ».
Je déambulais comme un zombie quand je lui suis rentré dedans. « Bah alors, mon vieux Terry, on rêvasse ? » a été la première phrase qu’il m’a dite. J’ai levé la tête et je l’ai maté. C’était un homme grand, maigre comme un hareng saur et fringué « à la mode Jean Valjean ». Il avait un large sourire qui affichait une rangée de quenottes d’une blancheur éclatante. J’ai baissé les yeux avant de continuer mon chemin. Il m’a rattrapé. En temps normal, je décampe sans demander mon reste ou je deviens agressif. Mais ce jour-là, j’étais trop vanné pour fuir ou me battre, et puis, je me foutais bien de ce qui pouvait m’arriver.
L’homme m’a suivi pendant plus d’une heure en sifflotant jusqu’à ce que je me retourne. Loin d’être impressionné, il m’a regardé longuement et a fait une drôle de tête avant de me dire : « Je sens qu’on va bien s’entendre, tous les deux ! ».

Lucien vient de lever les yeux. Il esquisse un sourire farceur. Une femme vêtue d’un pantalon en tweed beige et d’un chemisier écru transparent vient de passer devant nous. Elle est vraiment très belle. Sa démarche est chaloupée. Elle porte dans ses bras un pékinois qui a une barrette rose au dessus du front et tire une langue minuscule. D’un hochement de tête, Lucien semble m’inciter à l’aborder. Mais je fais mine de pas piger. Je suis pas d’humeur à draguer les greluches. Déçu, Lucien hausse les épaules puis se met à agiter les bras en direction de la petite colonie de scouts qui vient tout juste de monter dans le wagon. Les faces rigolardes des mioches sont collées contre les vitres pleines de buée. Avec les enfants, on a pas à se plaindre. Ils nous donnent que dalle, mais au moins ils nous font pas la gueule et ne détournent jamais les yeux.

Mes pensées me rattrapent au pas de course. Je continue de tourner les pages du livre de ma vie…

Depuis ce jour de juin à la gare de Saint-Lazare, Miles et moi, on s’est plus quittés. Méfiant au début, j’ai rapidement baissé ma garde pour me laisser apprivoiser par cet homme toujours content. Pour ce poète de la rue, il existait pas de mauvaises journées. Chaque instant se devait d’être vécu, car « le ravissement est partout » disait-il. « Au travers d’un rai de lumière, d’un regard dérobé, d’une robe soulevée par un vent espiègle ou d’un gloussement enfantin, un jour, une heure, une seconde en apparence anodine détient sa part d’imprévu, son originalité, son mystère, sa féerie et donc son utilité ». Il disait qu’il fallait toujours être réceptif, être « à l’affût de la vie ». Dresser les portugaises « pour capturer l’infime craquement d’une feuille d’automne », ouvrir grands les mirettes « pour voir les zébrures ouatées d’un nuage balafré par un avion », inspirer profondément par la goule et la truffe « pour saisir l’arôme d’un poulet à la broche aux devantures des boucheries chevalines ou le goût saucé et vivifiant d’une giboulée de mars ».

Miles était instruit et en connaissait un rayon sur les monuments de Paris. Grâce à lui, je réalisais jour après jour et malgré la précarité de ma vie, la chance que j’avais de survivre dans une cette capitale. « Crois-moi, Terry, on est de sacrés veinards d’être ici » me répétait-il. Miles discutait, plaisantait, partageait tout avec moi. Il m’éduquait aussi. Il m’a appris à lire l’existence. Et à l’aimer. Tout ça, c’est à Miles que je le dois. Pour la première fois de ma vie, on me traitait avec dignité et chaleur. Je me sentais aimé et respecté. Dans ses yeux, j’étais un monsieur.

Au contact de cet épicurien, mon moral pansait ses plaies. Petit à petit, je remontais la pente. Mon humeur d’ordinaire massacrante s’améliorait. J’étais pas le seul, d’ailleurs ! La joie de vivre de Miles avait fini par contaminer la plupart de nos frangins démunis. Cet homme avait toujours le mot pour rire, l’esprit vif et affûté pour sortir des répliques impayables. Ouais, depuis l’apparition de cet énergumène, le malheur avait quelque chose de jovial. Tous les crève-la-faim, les squatters et autres clodos du quartier le voyaient un peu comme leur héros.
« Malheureux les pays qui ont besoin de héros » (2), leur répondait-il, affirmant qu’il préférait largement « les délices de la discrétion que d’être sous les feux des réverbères ». Pour ma part, je me régalais de cette façon de parler aussi succulente qu’un bon morceau de barbaque. « D’ailleurs, clamait-il à son assistance, comme le répétait un camarade israélite, pour vivre heureux, vivons casher ! » avant de s’étouffer dans un fou rire magistral suivi par celui de nos compagnons d’infortune dont la majorité avait, j’en suis sûr, rien compris à la blague.

Il était comme ça, Miles. Il voulait rien d’autre que vivre sa vie de mendiant bienheureux. Quelques euros glanés çà et là, remis par des mains prodigues, suffisaient à son bonheur et donc au mien. Comme mes précédents compagnons de galère, Miles chantait pour gagner sa croûte. Parfois accompagné d’un instrument (une guitare tzigane qu’il empruntait de temps à autre à un ami et squatter algérien), parfois « a capella ». Son registre – cent pour cent francophone - était sacrément costaud, mais il connaissait pas la moitié des chansons en entier ! D'ailleurs, il se gênait pas pour inventer des paroles lorsque sa mémoire foutait le camp !
La voix de Miles était éraillée et grinçait comme une craie sur un tableau noir. L’écouter chanter dans les tunnels du métro ou sur les trottoirs des grandes avenues était un véritable supplice, une vraie purge pour les tympans. Je suis persuadé qu’en d’autres temps, on l’aurait conduit à l’échafaud pour infliger au peuple un tarif pareil. Pourtant, je me lassais jamais de l’entendre, car il était à mes yeux le plus extraordinaire des chansonniers. Il faut me croire lorsque je dis que de tous les artistes de la rue que j’ai croisés, Miles était de loin mon favori. C’était mon chanteur préféré.

Mais, surtout, c’était mon ami.

On pratiquait notre métier dans tout Paris ; en plein air comme dans les bouches souterraines et empestées de la ville. Chaque semaine, nous changions de trajets, jonglant de la ligne 1 « Défense/Château de Vincennes » à la ligne 9 « Pont de Sèvres/Mairie de Montreuil » avant de sauter dans les RER pour des destinations inconnues et plus exotiques. Il m’a déclaré un jour : « Tu sais, Terry, avoir une existence de bohémien et ne pas voyager est tout simplement antinomique ! » avant d’ajouter : « Comme le disait un camarade irlandais, changer d’Eire ça fait Dublin ! » (3).

Aujourd’hui, plus j’y pense, plus je me dis que la rencontre avec Miles, c’était comme un cadeau. Peut-être qu’il doit exister un bon dieu, un genre de grand manitou pour les itinérants. Miles, lui, était pas croyant. Ou plutôt il l’était plus. « Ni dieu, ni maître » comme chantait Ferré. Je me souviens d’une fois où une bonne sœur qui attendait sur le quai du métro « Havre Caumartin » est venue vers nous et lui a demandé s’il avait une requête ou une prière à porter au Seigneur et qu’elle se ferait une joie d’en être le messager.
« Dieu ? » a-t-il répondu le sourire en coin, ça fait longtemps que j'ai fait une croix dessus ! ». Compatissante, la religieuse s’est approchée de mon camarade et a posé la main sur son épaule en lui disant de son air pieux : « Mon fils, il ne faut pas se désespérer. Il n’est jamais trop tard pour découvrir Dieu ». La réplique de Miles fut mémorable : « Ma sœur, à force de le découvrir, on va finir par l’enrhumer ».

Je suis pas prêt d’oublier la tête qu’a faite la nonne.

Lucien vient de reprendre sa bouteille d’eau et termine le contenu d’une traite. Avec sa main, il m’indique le chiffre cinq. On va bientôt reprendre le boulot. Tels des fourmis, les gens commencent à arriver de partout, sortant des entrailles de la Terre et inondant le quai. C’est le retour de la marée haute, une marée humaine et grouillante à quelques mètres de nous, une marée qui parfois nous éclabousse de sa générosité et le lendemain nous assomme de sa sécheresse de cœur. Quel drôle de monde nous vivons là.

J’utilise ces derniers instants de répit pour prolonger ma rêverie. Elle me renvoie à ce jour extraordinaire où j’ai appris l’origine du prénom que Miles m’avait immédiatement collé. En fait, cette journée-là, Miles a fait bien plus que ça. Il m’enseigna l’histoire, la légende de mes ancêtres.
« Quand on possède une race comme la tienne, m’a-t-il dit, et une épopée aussi riche et exceptionnelle que celle de tes aïeux, on a un vrai devoir envers les autres ».

Je l’ai regardé, un peu couillon. Il me raconta alors en détail ce qu’avait accompli mon peuple pendant les siècles passés, comme par exemple le terrible naufrage du 3 novembre 1872.
« Ce 3 novembre, commença Miles, un grand navire fut jeté à la côte sur un banc de roches au sud de l'Irlande. Tous les passagers auraient infailliblement péri sans les hurlements d'un membre de ta famille qui entendait de terre les cris de détresse des naufragés. Les garde-côtes, attirés par ses appels, se dirigèrent vers l'endroit d'où ils partaient. Ils attachèrent ensuite une lanterne au cou de ton parent et, guidés par cette lumière, ils parvinrent enfin à arracher à la mort une femme et son enfant. C'étaient les seuls survivants de cette catastrophe ».

En voyant mon air captivé, mon compagnon a renchéri en me retraçant un autre évènement qui, lui non plus, ne manqua de m’épater : « Sais-tu, Terry, qu’un autre de tes congénères a sauvé la vie de Bonaparte ? Absolument ! Je te raconte… Quand Napoléon décida de fuir l'île d'Elbe, une chaloupe vint le chercher pour le conduire à bord de l'Inconstant, mouillé au large. Funeste présage, car, au moment d'embarquer en pleine nuit, l'Empereur glissa sur un rocher et tomba à l'eau. Il se fut sans doute noyé si un autre de tes semblables - qui, cette nuit-là se promenait avec un vieux marin - n'avait aussitôt plongé pour le ramener sur la berge par le col de son manteau. Sain et sauf ! ».

Miles s’est approché de moi et avec beaucoup de tendresse, il a posé son front contre le mien : « Vois-tu, mon ami, l’Histoire a une dette envers les héros de votre race. Nous tous vous devons reconnaissance et respect ».
Il a mis sa main derrière mon cou et plongé son regard dans le mien. Jamais notre complicité n’a été aussi belle qu’à cet instant-là. Je n’oublierai jamais ses paroles qui sont devenues ma règle de vie : « Avec ce que tu sais désormais, la haine, la colère, la violence, tous ces vils sentiments ne doivent jamais avoir d’emprise sur ton cœur. Jamais. Tout ce que vous avez fait, vous, les Terre-Neuve, ce sont des actes d’amour. Tu me le promets ? »

Et j’ai promis.

Puis, une nuit, sur le quai de la station « Bonne Nouvelle », une bande de voyous, le crâne tondu et les bras tatoués ont débarqué avec dans l’idée de se payer des SDF. C’est tombé sur nous. Putain de guigne. Je me souviens que Miles est resté calme et qu’il a essayé de leur parler tout en gardant sa bonne humeur légendaire. Mais, je sais pas, ils ont dû croire qu’il se payait leurs têtes et avant de comprendre quoi que ce soit, un des types lui a planté un coup de couteau dans le buffet. C’était pas joli à voir.

Je suis resté près de mon copain en attendant les ambulanciers et les cognes. Bien sûr, ils ont mis des plombes à venir et quand ils ont fini par se pointer, c’était déjà plus la peine.

C’était il y a an.

J’ai beau me souvenir de ce que Miles m’a dit sur l’amour, le pardon, et tout ça, y a quand même des fois où j’ai du mal à tenir ma promesse. Mais, pour faire honneur à la mémoire de mon pote, je fais pas d’histoire.

La foule afflue et les usagers attendent le prochain métro. C’est le retour aux affaires. Lucien reprend sa guitare et commence le premier couplet de « Fontenay-aux-Roses », la chanson de Le Forestier. Couché au pied de mon nouveau maître, la tête et les oreilles bien droites et le museau en alerte, je suis prêt à accueillir notre futur client et à aimer mon prochain.

 

Enfin…mon prochien.

Avec toujours, planquée quelque part dans un coin de ma caboche, une pensée pour mon chanteur préféré.


(1)  Phrase d’Abraham Lincoln

(2) Citation du poète et dramaturge allemand Bertolt Brecht.

(3) Citation de Jean-Paul Grousset, journaliste au “Canard Enchaîné”


 




 

 

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26 octobre 2010 2 26 /10 /octobre /2010 21:57

 

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Charly relit plusieurs fois le Post-it collé, bien en évidence, sur la table de la cuisine.

Charles Dagoreau, soixante-treize ans, dit « Charly » n’est pas homme à se laisser impressionner. Pas vraiment. Ancien colonel dans l’armée de Terre à la retraite, il habite un petit patelin paumé quelque part au fin fond du Finistère, dans un pavillon vétuste aux murs de pierres grossièrement taillées dans la roche.

Comme son propriétaire.

Charly n’est pas un gars commode. À croire même que la définition du « vieil ours mal léché » a été spécialement inventée pour cet ex-officier. D’ailleurs, tout chez lui suinte la rudesse : un visage aux contours irréguliers et plus rugueux que du papier de verre, un nez empâté de boxeur, une bouche mal dessinée et en prime une prognathie qui n’incite pas à sourire. Par chance, Charly ne sourit jamais.

Pour autant, ce personnage taciturne n’est pas du genre à chercher des poux dans la tignasse ou à courir après la castagne. En tout cas, plus aujourd’hui. Désormais, Charly n’exige rien de personne et ne demande qu’une seule chose : qu’on lui foute la paix. Qu’on lui « lâche les dés » pour citer une de ses expressions fétiches. D’ailleurs, depuis son arrivée dans la région bretonne, il y a six mois, cet Ostrogoth a toujours fait en sorte de se tenir à l’abri des emmerdes.

Pourtant, c’est bien à lui qu’est adressée cette note.

« Merde » bougonne-t-il en lisant une nouvelle fois les douze mots écrits.

Cette maison où il réside, il l’a achetée pour une bouchée de pain. Il y vit en ermite. Pas de femme. Pas de môme. Pas de chien. Pour la même raison, d’ailleurs : ça gueule trop ces trucs-là. Et puis, c’est encombrant. Dans la vie, faut voyager léger, voilà ce qu’il pense Charly. C’est un homme libre. Il aime trop ça la liberté.

Et la solitude est sa meilleure compagnie.

Il vit retiré de tout dans ce coin paisible et cette construction abrupte, aussi charpentée que ses épaules et aussi calleuse et abîmée que ses grosses paluches d’ancien militaire.
Mais aujourd’hui, Charly se tire. Il quitte la Bretagne pour aller dans le sud, dans un bled plus isolé encore. Il le voit bien, ça commence à construire sévère dans la région et bientôt, il verra rappliquer des familles de partout avec leurs chiards, leurs animaux crasseux et, ce jour-là, il le sait, il pourra faire une croix sur sa tranquillité.

Déjà qu’il supporte à peine ses voisins...

Charly a besoin de respirer un autre air, un autre oxygène, bref de changer de crémerie. Pour ce mammifère bourru, c’est jamais une bonne chose de s’éterniser au même endroit. Après on s’habitue et l’habitude pour Charly, c’est une foutue épidémie, le sida du paresseux, le choléra du sédentaire.

En une semaine, il a réussi à liquider son bien. Les nouveaux propriétaires – un jeune couple d’une ressemblance consanguine, aux yeux de furet, aux cheveux roux et à la peau plus pâle qu’un cul d’irlandais selon lui - devrait arriver dans
53 minutes exactement. Les deux futurs occupants se sont vantés auprès de lui d’être très ponctuels. « Nous sommes de vraies montres suisses ! » avait même dit cette conne.
À part des bricoles qu’il avait balancées incognito en pleine nuit dans la zone forestière (soigneusement entretenue par Miliau Andrieux, un de ses proches voisins), le couple voulait garder la bicoque entièrement meublée. Un vrai coup de bol. Il n’avait qu’à prendre ses affaires - qui tenaient dans une valise et deux trois sacs - et les attendre. Sans regret, il leur remettrait les clefs avant de mettre les voiles sur sa prochaine destination.

Tout était prêt pour le grand départ. A priori, rien ne pouvait plus le retenir dans ces lieux. Rien jusqu’à ce matin où, à peine levé, il a découvert ce petit mot collé sur la table.

Cadavre d’Homme.
Ardent, il Repose en ce Lieu
Étrange et Silencieux.

Yamine

Evidemment, Charly n’a aucun sens de l’humour. D’aussi loin qu’il se souvienne, il n’en a jamais eu. Pour lui, l’humour est inutile et surtout source de désordre. Il ne devrait être destiné qu’aux femmes et considéré comme une sorte de palliatif pour compenser leur absence de testostérone, histoire de rendre leur affrontement avec les mâles un peu moins « perdu d’avance ». C’est bien pour ça qu’il prend très sérieusement cet avertissement.


À travers la fenêtre aux vitres sales et rayées de la cuisine, Charly constate qu’il commence à pleuvoir. Il soupire. Une raison supplémentaire de foutre le camp de cette région où la flotte est le principal touriste.
De là où il se trouve, il peut voir la clôture mitoyenne qui sépare sa propriété de celle de Nevena Riou, son autre voisine qui passe son temps à faire pousser n’importe quoi dans son jardin. Une vraie connasse celle-là. Charly repense au sale coup de pute qu’il lui avait fait en coupant au sécateur les branches de son arbrisseau, il y a quelques jours. Tout ça parce que les feuilles penchaient un peu du côté de son lopin de terre. Un message en bonne et due forme qu’il avait envoyé à cette emmerdeuse qui, pour une fois, n’avait pas bronché.

Charly relit la note. Il reste un instant dans la cuisine, fronce ses épais sourcils grisonnants en fixant l’invisible de ses yeux noir corbeau. C’est pas une mise en garde sur un autocollant qui va l’intimider. Non. Mais ça l’emmerde. Cette histoire de cadavre tombe mal. L'ex-officier chiffonne la note qu’il met dans sa poche. Déterminé, il quitte la cuisine pour retourner vers l’entrée, tourne la poignée de la porte principale qui s’ouvre en couinant. Il hoche la tête, la mine renfrognée. Il a oublié de la fermer à clé, cette nuit. C’est pas la première fois.

« Merde » répète-t-il.

Depuis quelque temps, le vieil ermite est de plus en plus négligent. Et ça le fait chier. Décidément, la retraite c’est pas bon pour des gars de sa trempe. Charly n’aime pas ça, la retraite. Pas du tout. C'est même la pire des salopes, qu’il se dit. Elle représente son dernier véritable ennemi. Son ultime adversaire. Perverse et infatigable tacticienne, elle prend un malin plaisir à embourber sa mémoire, à anesthésier ses réflexes, à bâillonner sa vivacité. Il a beau entretenir sa forme tous les matins en allant courir dans la forêt ou soulever de la fonte, cette redoutable garce camouflée continue de ramper à plat ventre, de gagner du terrain et méthodiquement gangréner ses capacités physiques et mentales. Dieu sait qu’elle en a flingués, rendu cinglés ou infirmes des plus coriaces que lui. En réalisant qu’elle vient de remporter une nouvelle bataille, Charly ne peut s’empêcher de pester.

L’ancien militaire prend son téléphone mobile. Cherche un numéro. Et appuie sur un bouton. Sur l’écran monochrome du portable apparait « Max », le prénom de son pote. Son meilleur. Le seul aussi. En fait, il s’appelle Rachid, mais Charly trouve que ça fait un peu trop arabe. S’il n’a rien contre les Arabes, Charly n’a rien pour non plus. Avec les barbouzes et quelques supplétifs harkis, il en a torturé un sacré paquet en 1957. En temps de guerre, tous les coups sont permis et il faut avoir plus de couilles que d’état d’âme. Il s’en souvient encore de cette époque. Son rôle était d’obtenir des informations d’importance nationale. Un foutu patriote, le Charly. Il était prêt à tout pour sa nation. Il aurait brûlé la plante des pieds de sa propre mère s’il avait fallu. Trouver des renseignements, de gré ou de force, c’était son boulot. Et il était sacrément bon là-dedans.
C’est pas que le gaillard n’a pas de cœur, c’est juste qu’il est bien enseveli dans les décombres de sa vieille carcasse de guerrier, un peu comme les mines que lui et son commando – auquel appartenait Max - avaient à déterrer lors de leurs interventions militaires à Djibouti, au Congo ou dans les pays du Moyen-Orient.
Ils en avaient fait des expéditions, son pote et lui, et pas des plus peinardes. Notamment au Niger, où ils avaient agi en sous-marin, toujours pour le compte de l’État français. On leur avait donné carte blanche. Là-bas, ils avaient zigouillé quelques culs bien foncés. Des espions, des hommes d’affaires corrompus, quelques macaques déguisés en politiciens, comme il disait. Charly n’a jamais rencontré le moindre problème. Il exécutait ses sales besognes sans hésitation, avec un sang-froid implacable. Sauf cette fois-là, pendant cette mission qui avait pris une tournure particulière et qu’en dépit des années, il n’avait jamais réussi à chasser de son esprit.

Après trois sonneries, une voix ensommeillée répond :

- Humm… Ouais, Charly ?
- Tu débloques ou quoi ?
- Hein ? Qu’est-ce que tu racontes ?
- Le mot sur la table, ça te fait marrer ?
- Quel mot ?
- Le mot, c’est tout.
- Quel mot, putain ? De quoi tu parles, Charly ?

Charly lui raccroche au nez.
Max a beau être son ami, c’est quand même pas une lumière. Tout juste une loupiote. Et défectueuse en plus. Mais une chose est certaine, son bougnoul de copain, c’est pas un menteur. « Quelqu’un a envie de jouer au con » se dit le retraité.

Charly se met à réfléchir encore. Pas un instant, il ne croit à une blague, à une connerie de mauvais goût. Non. Il y a vraiment un cadavre sous son toit.

Dans l’immédiat, savoir « qui », depuis « quand » et « pourquoi » on a planqué un mort chez lui n’a aucune importance. Ce qui le fait chier dans cette affaire, c’est qu’il se trouve maintenant dans l’obligation de retrouver ce macchabée et de s’en débarrasser avant la venue du tandem d’imbéciles. Pas question de partir en le laissant quelque part dans sa baraque, car c’est le meilleur moyen de s’attirer un jour ou l’autre des ennuis. Et s’il y a bien un truc, plus que les mioches, les clébards puants, les femelles en rut que cet ancien gradé veut à tout prix éviter, c’est les emmerdements.

Charly est agacé. Lui faire ça à moins d’une heure du grand départ. S’il mettait la main sur le mariole qui l’avait fourré dans ce pétrin…
Il sort de sa poche la note froissée et la déplie. Son regard se fixe sur un mot. Ardent. Visiblement, le corps est encore chaud. Sa présence chez lui est récente, sans doute quelques heures avant qu’il ne se réveille.

Au dehors, les nuages s’obscurcissent. Les gouttes de pluie se multiplient et cognent contre les vitres à un rythme régulier, composant une partition énervante…

Debout au milieu du salon, Charly jette un coup d’œil circulaire. Sa maison est grande, mais elle n’est pas immense non plus. Cent soixante-dix mètres carrés garage compris. Trouver le corps ne devrait pas être trop difficile et pourtant, il hésite. Par où commencer ? Après quelques instants de concentration, le retraité se rend d’un pas volontaire dans la salle à manger. La pièce semble le défier du regard. « Allons-y », grimace-t-il en grinçant des dents.

Sans ménagement, il enlève tous les coussins de son canapé en cuir. Regarde sous la grande table ovale. Ouvre ensuite le double battant de l’immense armoire en bois. Ce meuble qu’il s’était procuré n’a jamais rien contenu que trois ouvrages sur la Première Guerre mondiale (la plus authentique selon Charly qui reprochait à la Seconde de n’être qu’« un défilé de joujoux sophistiqués pour attardés ») et quelques vidéos pornos. Ensuite, Charly soulève puis tire tous les épais rideaux de velours qui étouffent un grondement sourd, laissant pénétrer la grisaille pluvieuse.

L’inspection de la pièce ne lui prend pas plus de cinq minutes. Rien.

Il quitte le salon pour aller dans sa chambre. Ouvre les deux armoires vides et la penderie où quelques cintres se mettent à trembler comme pris en flagrant délit. Rien. Charly se tient devant son lit dont les draps défaits semblent lui rire au nez. Il hoche négativement de la tête avant de se décider à mettre les deux genoux à terre pour regarder en dessous. Rien. Il se redresse. Le vieux briscard commence à se sentir ridicule et ne peut réprimer un autre soupir d’exaspération. L’obliger à mater sous son pieu comme un gamin chiasseux, lui, un colonel ! La mâchoire contractée, il entre ensuite dans la salle de bain qui est collée à sa chambre et d’un geste sec, il ouvre le rideau de douche dont le tissu se met à claquer comme un fouet. Pas de trace de cadavre.

Mais alors qu’il s’apprête à quitter l'endroit, son corps se fige. Sur la petite glace qui lui renvoie les traits creusés de son reflet, une phrase est écrite en lettres rouges :

Où est le corps ?
Où est le trésor ?
Charly stresse
Charly, cours
Le temps presse
Et l’or loge toujours.

Yamine

Charly sent de légers picotements dans sa poitrine. Ses maxillaires battent la mesure. Ses tempes aussi. Il s’approche du miroir, pose son index sur la substance ocre avant de le porter à ses lèvres. Du sang. Il frotte lentement le liquide contre son pouce. La température est encore tiède. « Cadavre d’homme ardent » dit-il à voix basse, se rappelant ce que mentionnait le premier message. Puis il sourit d’un air mauvais. Charly ne détache pas ses yeux de la glace et de son affront de sang. Il relit le poème, s’attarde sur chaque mot qu’il récite en bougeant imperceptiblement les lèvres. Il n’y pas de doute. À travers ce deuxième message, l’auteur le provoque, le défie, veut mettre ses nerfs à rude épreuve. Maintenant, Charly ne peut plus éviter les interrogations qui commencent à l’assaillir et surtout une question qui le taraude depuis un moment déjà.

 

Qui est ce « Yamine » dont il ne sait absolument rien ?

Charly ne supporte pas d’être manipulé comme un vulgaire pantin. C’est un soldat, putain !
Sa mâchoire se serre, ses poings se referment avec une telle force que ses phalanges se mettent à blanchir et à émettre des craquements. Il essaie de canaliser son énergie pour comprendre. Il relit les vers sanguinolents du poème.

Le vieux grognard réalise soudain qu’il s’est trompé. La chaleur du liquide en témoigne : le cadavre n’est pas dans sa maison depuis des heures comme il le pensait, mais depuis moins longtemps que ça. Peut-être quelques minutes seulement. Les fourmillements dans sa poitrine s’intensifient. Ça lui fait mal. Les traits de son visage se crispent. Le regard incandescent, il tente à nouveau de déchiffrer ce texte codé. Il stoppe sur les deux derniers vers, ceux qui précèdent la signature de l’auteur :

Le temps presse
Mais l’or loge toujours

Il fixe ces derniers mots. Il les décortique. Les coupe. Les regroupe.

Mais l’or loge toujours
L’or loge toujours

L’or loge
L’or loge

Sa poitrine se contracte :

« L’horloge » rumine le soldat.

Le front transpirant, Charly se met à courir en direction de l’entrée où l’énorme et très vieille horloge comtoise en chêne massif lui fait face.
Cette horloge occupait déjà les lieux lorsqu’il avait emménagé. Pas plus que le précédent propriétaire, l’ancien colonel n’avait voulu s’en débarrasser. Il n’y faisait jamais attention. Elle siégeait là, un mastodonte qui était devenu invisible à force d’être ignoré. Charly ne l’avait jamais nettoyée ni réglée, mais depuis toujours, elle affichait l’heure exacte.

De son œil unique et de ses deux doigts d’acier, elle indique 8 h 59. Dans
31 minutes, le couple sera ici. Il n’a plus un instant à perdre.
L’appareil, fixé au mur, doit bien mesurer dans les deux mètres trente de haut, quatre-vingts centimètres de large et peser au bas mot dans les deux cent cinquante kilos. De quoi largement contenir un corps.
L’ancien militaire s’approche du meuble. Ses mains sont moites. Charly a beau essayer de conserver son calme, il sent l’impatience le gagner, ronger petit à petit sa lucidité. Sournoisement, une angoisse, infime et sourde, s’est glissée dans la poitrine cuirassée du retraité.

Charly avance encore. Encore. Encore…

Depuis peu, cette horloge n’est plus un simple appareil de mesure. Elle vient de prendre l’apparence d’un tombeau, un mausolée qui, dans les prochaines secondes, va s’ouvrir en vomissant la masse d’une dépouille ensanglantée.

Maintenant la pluie martèle les carreaux et se mêle à ce jeu de piste morbide. Dehors, la lumière décline de plus en plus. C’est une matinée noire comme la cendre. Charly entend à l’extérieur des croassements sinistres. Il chasse de son index la transpiration qui perle sur son front et continue de s’approcher de cette horloge à l’aspect mortuaire.
Lorsqu’enfin il se trouve face à elle, posté devant les deux battants boisés, il retient son souffle. De longues secondes s’écoulent.

 

« Voyons ce que t’as dans l’ventre » siffle-t-il entre ses dents en se saisissant des poignées.

D’un geste brusque, Charly ouvre les deux portières et recule d’un pas. Son regard fixe les entrailles de l’horloge. Pas de cadavre. Mais une enveloppe blanche. Tachetée de rouge.

Charly reste un moment sans esquisser le moindre mouvement. Le silence est total dans la pièce. Seule la pluie, épaisse, continue de s’acharner contre les carreaux. Enfin, le colonel prend le courrier et pose sa langue sur ces taches foncées. Le liquide est encore tiède et son goût est salé. Du sang. Encore.

Avec ses dents, Charly déchiquète l’enveloppe, ouvre la lettre qui est pliée en deux et lit à voix haute :

Le cadavre bouge.
Où est sa nouvelle place ?
Dans le garage, dans le coffre
De sa dernière crasse ?

Yamine

Ne contenant plus sa fureur et sa frustration, Charly donne un violent coup de poing dans le mur. Une douleur fulgurante électrise son corps. Il se mord la langue pour ne pas crier. Sa poitrine le fait de plus en plus en souffrir. Sa main droite le lance terriblement. Son front dégouline de suées brûlantes. Charly est soudain pris de vertige et se décide à s’assoir. La bouche écumeuse, il rage. Il a la haine.

Il attend quelques minutes. Le temps de laisser sa respiration reprendre un rythme normal.
« Tu penses me balader comme ça encore longtemps, fumier ? » hurle-t-il au milieu du couloir qui lui renvoie le son de sa propre voix.
La douleur finit par s’estomper un peu. Charly regarde sa montre. Il n’a plus que
20 minutes pour mettre la main sur ce corps, le foutre dans le coffre de sa bagnole et se barrer de cette maudite baraque. Un court instant, l’idée de prendre immédiatement ses bagages et sa caisse lui traverse l’esprit, mais il se ravise aussitôt.  La défaite, c’est pas dans sa nature. Il retrouvera ce putain de macchabée. Coûte que coûte.

Charly reprend son téléphone portable et recompose le numéro de Max.

- Quoi, encore ? T’as oublié que je pionce, moi, le matin ?
- Yamine, tu connais ?
- Quoi ? Qu’est-ce…
- Ferme ta gueule et réponds juste à cette question : est-ce qu’on connait, toi ou moi, un mec qui s’appelle Yamine ?
- Non, j’crois pas. Pourquoi ?
- Réfléchis, bien. Yamine. Y-A-M-I-N-E. Yamine.
- Non, j’en connais pas, j’te dis. Et toi non plus, mon vieux, puisqu’à part moi, tu peux pas sentir les melons. Ha, Ha, Ha !

Charly raccroche.
Il pose à nouveau les yeux sur la feuille et son mystérieux message. Il le parcourt plusieurs fois comme il avait fait avec les autres. Dès le premier vers, il sent que quelque chose ne colle pas dans cette note.

Le cadavre bouge.

Des pensées se bousculent dans la tête de Charly et le perturbent. Sa respiration devient sifflante. Il se tient encore la poitrine en grimaçant comme si une main venait de lui presser les poumons. L’ex-officier s’efforce de répondre mentalement à cette nouvelle énigme.

Le cadavre bouge.

Non. Un mort ne bouge pas. A moins… À moins que le mort… ne soit pas vraiment mort. Ou bien…Charly sent malgré lui un frisson d’effroi lui parcourir l’échine. «… Que quelqu’un le déplace en permanence » souffle-t-il. Oui c’est ça. Le macchabée est à chaque fois…en mouvement. Les battements de cœur de Charly s’affolent. Avec cette révélation, il vient aussi de constater une évidence effrayante : si le corps change de place, alors l’auteur de ce jeu est toujours dans la maison !

Charly se rue en direction de sa chambre. Sans hésiter, il ouvre un de ses sacs qui contient ses fringues. Sort un pistolet huit coups. Un UMAREX – CO2 colt 1911 nickelé de couleur chromée. Un vrai petit bijou ce flingue. Au début, Charly l’embarquait souvent avec lui dans la forêt. Il alignait des petites bouteilles Kronenbourg et s’amusait à les exploser avec son pétard. Histoire de ne pas perdre la main. Il a dû arrêter le jour où Miliau l’avait balancé auprès de Yann Clouérec, un des gars les plus respectés du coin. Un crétin surtout ce Clouérec, qui se prend pour le messie sous prétexte que c’est un enfant du pays. Clouérec était passé chez lui un matin, accompagné de son clebs, un énorme berger allemand. Ce fumier l’avait menacé d’appeler les flics si le retraité reprenait ses séances de tir. Charly avait gueulé, mais au bout du compte, il avait dû ranger son joujou.

 

En sentant la crosse dans le creux de sa paume, Charly ressent une joie délirante, presque démoniaque. « À nous deux, enfoiré ! » lance le vieux soldat dans un grand rire un peu dément, en enfilant sa veste en cuir. Le souffle court et l’arme au poing, il longe le couloir qui mène à la porte du garage. Il pourrait presque entendre les cognements qui pilonnent l’intérieur de sa cage thoracique. Une étrange frénésie le gagne.

Tels des obus, des souvenirs de guerre éclatent dans sa mémoire.
Flash-back. Images d’apocalypse. La guerre. Terrible. Fantastique. Des corps entassés. Des membres amputés. Des plaies purulentes où viennent grouiller les vers. Des chairs calcinées. Des boyaux translucides. Des têtes décapitées. Des mains tranchées. Puzzles humains.
Charly ressent l’élixir de l’excitation. Cette hormone fiévreuse, il la reconnaît. L’adrénaline. Elle fait battre ses veines dans ses tempes, sa gorge et son poitrail.

A nouveau, sa mémoire recrache des images violentes. Scènes de torture. Effroyables. Excitantes. Hilarantes. Cigarettes écrasées sur les avant-bras, la langue, les couilles. Ongles et bites arrachés. Abdomens ouverts. Une souris ou un rat. Ventres recousus avec le rongeur dedans. Électrodes. Fumées qui s’échappent des crânes carbonisés. Odeurs de cervelle brûlée. Des cris. Des hurlements. Des rires. Partout. Assourdissants. Bestiaux. Jouissifs.

Lorsqu'il s'apprête à saisir la poignée, Charly se rend compte d’une chose qui le stupéfait. Le vieux soldat n’en revient pas. C’est comme s’il venait d’apercevoir un fantôme : sa main tremble.
Cela fait combien de temps que le colonel Charles Dagoreau n’a pas tressailli ? Combien d'années que ce dur des durs, ce charognard des bataillons n’a pas ressenti ce malaise physique et psychique devant l’imminence d’un danger ? Des années. Des dizaines d’années. Et le voilà, ancien gladiateur des marécages qui a combattu dans les pires bourbiers, oui, le voilà frémissant comme une feuille face…à une poignée de porte. Jamais, non, jamais il n’aurait pensé découvrir chez lui cet humiliant aveu de faiblesse, ce signe d’une peur latente et incontrôlable.
Il ne peut nier la vérité. La retraite, ce putain de temps qui passe ont fait de lui un être décrépi et aigri, vulnérable et pathétique. Un vulgaire vieillard.

Charly ouvre la porte qui mène au garage et allume l’interrupteur. Il fait très froid. Il remonte le col de sa veste. Puis serrant son pistolet avec force, il descend une à une les marches de l’escalier, le dos collé aux parois du mur.

Le garage est vide, en apparence. Seule sa vieille BMW métallisée, trône au centre.

Dans le garage
Où est sa dernière crasse

C’est vrai qu’elle est en piteux état et bien cradingue sa bagnole. Pare-brise décoré de fiente. Essuie-glaces de traviole. Toiture ondulée. Sans parler du pare-choc défoncé, quand, en rentrant chez lui complètement bourré, il y a trois jours, il a percuté ce qui lui a semblé être un renard. Quelques traces brunâtres témoignent encore du choc.

Autrefois étincelante, bouffant le bitume et crachant les kilomètres, sa voiture n’est plus qu’une carcasse sans avenir qui n’en finit plus de moisir. Exactement comme lui.

Il jette un énième coup d’œil à sa montre : 9 h 19. Il lui reste
11 minutes.

« Montre-toi, enculé ! » lance-t-il, les deux pognes cramponnées sur la crosse de son flingue, mettant en joue un ennemi toujours invisible. Un silence lugubre résonne dans le garage glacial. Charly grimace. Un bélier n’en finit plus de perforer son thorax. Il déglutit avec peine. Plus de salive. De sa poche il sort la clé de sa BM et se dirige vers l’arrière de son véhicule, balayant du regard la pièce de droite à gauche.

A l’extérieur, la pluie semble s’être arrêtée, comme si le temps lui-même retenait son souffle. Posant son pétard sur le capot, il insère la clé dans la serrure. Le coffre s’ouvre en émettant un miaulement aigu et métallique : un bidon d’essence, un sac de sport, des biscuits écrasés. Mais toujours pas de corps.

Soudain, un autre bruit, violent, claque derrière lui. Charly fait volte-face et bondit pour empoigner son colt argenté. La porte du garage vient de se refermer. Le vent ? Impossible. La pièce est gelée, mais il n’y a pas un brin d’air. La poche extérieure de son veston se met à vibrer. C’est Max.

- Ouais ?
- J’ai beau chercher, Charly. Pas de Yamine au bataillon.
- Ok.
- Attends un peu, j’ai pas fini. Par contre…
- Quoi ?
- Bah, si tu ranges les lettres dans le bon ordre, Yamine ça fait Niamey.
- Hein ?
- Ouais, l’anagramme de Yamine, bah, c’est Niamey.
- Niamey ?
- Ouais, Niamey. Capitale du Niger. Il en a dans la cafetière ton pote, nan ?

Clic. Pour la troisième fois, le colonel abrège la conversation avec son pote.
Niamey. Bien sûr. Comment n’y a-t-il pas pensé plus tôt, lui qui par le passé était aussi redoutable pour percer les messages codés ? La retraite. Toujours la faute à cette petite pute qui lui grignote les neurones comme des cerises avant de lui recracher les noyaux. Niamey. Celle ville africaine qui réapparaît comme un spectre. Rien n’a pu lui faire oublier Niamey et l’opération qu’on lui avait ordonné d’accomplir. Cette mission qui ne s’était pas passée comme prévu.
Il se revoit, quarante ans en arrière, dans cette pièce décorée de masques en pierre de talc représentant des visages de touaregs. Il se rappelle de l’expression sévère de leurs regards de craie, comme s’ils savaient ce qu’il s’apprêtait à commettre.
Il se revoit, lui, les pommettes recouvertes d’une suie qui masquait sa blancheur cadavérique avec à la main un couteau dont la lame crantée s’était glissée sous le menton d’Omar Bibata, un des membres influents et proche collaborateur du premier ministre nigérien de l’époque.
L’homme n’avait ni crié, ni supplié. Il n’avait même pas frémi. Aucune réaction. Au pays, on l’appelait « Omar le Fier ».

Mais Charly se souvient surtout de l’irruption soudaine de ce jeune garçon de cinq ou six ans au moment où il s’apprêtait à trancher la gorge de sa victime. Le gosse avait surgi puis  s’était posté devant lui, le dévisageant avec une incroyable force dans le regard. La ressemblance avec Bibata était frappante.

Charly et l’enfant s’étaient fixés sans ciller. Un silence interminable avait plané. Il s’en rappelle comme si c’était hier. Il se souvient de tout ça. De l’homme impassible à la merci de son arme, des pupilles blanchâtres et réprobatrices des touaregs, du temps suspendu, de chaque trait de ce gosse qui braquait les yeux sur lui sans dire un mot. Pour la première fois de sa vie, Charly avait hésité à tuer. La lame sous la pomme d’Adam de sa proie, l’assassin aguerri qu’il était avait douté. Sa détermination avait été ébranlée sous les prunelles d’un gamin.

Puis le bruit. Ce bruit qui déchira le silence et cette peau humaine et brune. Ce gargouillement atroce de l’homme lorsque la lame sectionna sa carotide et que sous le menton apparut une deuxième bouche, crachant à n’en plus finir des flots d’hémoglobine qui éclaboussèrent les tapis et les murs du salon. Alors qu’Omar Bibata crevait devant son fils, jamais les yeux imperturbables de l’enfant n’avaient quitté ceux de son bourreau.

C’était donc ça. Quarante ans après, le rejeton était revenu lui faire payer l’assassinat de son père. Tout ce jeu macabre reposait sur cette soif de vengeance. Après tout, se dit l'ex-militaire, cette rencontre était inévitable. C’était comme ça. Le passé finit un beau jour par vous rattraper. On ne s’en débarrasse jamais, il vous colle au cul comme de la merde. D’une certaine façon, même inconsciemment, Charly s’attendait à ce face à face depuis toujours.

Il ne se laissera pas faire. Il ne se fera pas piéger comme un bleu et compte répondre à cette déclaration de guerre. Dans le sang. Le moment est venu. Après le paternel, le vieux soldat va s’occuper du fiston.

Charly remonte les escaliers et sort du garage avec précaution. Le bras tendu et prolongé par son arme, il retourne dans le couloir. Personne.

À quelques mètres devant lui, la porte d’entrée est grande ouverte.

Il sort.

La fine bruine qui tombe à nouveau fait ressortir l’odeur des hautes herbes mouillées et enchevêtrées qui recouvrent son terrain ; deux mille mètres carrés qu’il n’a jamais vraiment pris le soin d’entretenir. Au fond, il y a la petite cabane qu’il utilise pour remiser le bois ou entasser des outils. Quelque chose attire l’attention de Charly. Devant lui, les herbes sont couchées, formant distinctement un sentier qui mène justement…à la remise.

Charly serre son colt contre sa poitrine brûlante en regardant furtivement sa montre.

9 h 23. L’arrivée du couple est imminente. Dans 7 minutes.
Le colonel le sent : il touche au but. Dans ce petit local délabré se cache le cadavre, et sans doute pas très loin non plus le fils négro du conseiller qu’il avait saigné comme un porc.
Charly replonge dans le bain de ses réminiscences de guerre. Comme le phœnix, le vieillard a l’impression de renaître de ses cendres. De revivre. On n’aurait jamais dû le coller à la retraite, voilà ce qu’il pense Charly à ce moment-là. Jamais. Des types comme lui, des combattants coulés dans le béton, on n’en fait plus. Les vrais patriotes ne meurent jamais. C'est ce qu’il croit, le vétéran Dagoreau ; lui qui dit que désormais l’armée française n’est plus qu’un régiment de fiottes, une troupe de ballerines qui jouent aux fléchettes dans les casernes, fument du crack dans les chambrées, gaspillent des munitions en mitraillant des canettes de bière et balancent des grenades dans le désert pour justifier le budget.

Il s’arrête et regarde autour de lui. Il ressent une impression étrange, le sentiment d’être épié. Il pivote sur lui-même. Il n’y a pas âme qui vive. Il reprend sa marche en avant. Le vieux militaire s’avance en direction de la petite cabane. Les arbres, impassibles, solidement ancrés dans le sol trempé, semblent le scruter pendant que les feuilles chuchotent. Il a le pressentiment que la nature complote dans son dos. Il s’en fout et continue de se rapprocher.

Il est là. Juste derrière la porte qui branle légèrement. Toujours cette sensation persistante d’être observé. La main droite cramponnant son engin de mort, il déglutit avec peine. Il a beaucoup de mal aussi à masquer son excitation. Le voilà qui se marre. C’est plus fort que lui. Ses nerfs sont en train de lâcher. Pire que ça, c’est sa raison qui semble être emportée par ce rire incontrôlable, hystérique. Le fil, infime, qui le rattache à la réalité, est sur le point de rompre.

De lentes secondes s’écoulent. Il peut entendre le bruit haletant de sa respiration. Puis poussant un hurlement dément, Charly ouvre la porte de la cabane d’un geste brusque.

Ce qu’il voit lui glace le sang.

Devant, lui se tient un homme, le teint cireux, le regard halluciné et les lèvres déformées par un rictus hideux. Un visage de forcené. Le sien. Avant qu’il n’ait le temps de réaliser ce qu’il se passe, Charly entend un petit déclic. Dans la seconde qui suit, une puissante détonation lui déchire les tympans. Et la poitrine avec. Charly est projeté de plusieurs mètres en arrière. Étendu sur l’herbe trempée, la bouche crachant des flots de sang, il ne comprend pas ce qui vient de lui arriver.

Derrière la porte en bois entrouverte se trouve un miroir qui renvoie le reflet de ses semelles boueuses d’officier. À côté de la glace, une chaise. Coincée entre les barreaux du dossier, la crosse d’un fusil. Nouée sous la gâchette, une cordelette va jusque sur la poignée intérieure de la porte où elle est enroulée. Au bout de l’arme, le canon, où une fine fumée blanchâtre s’échappe, tremble encore du bruit de la déflagration.

C’est un piège vieux comme le monde dans lequel est tombé l’ancien colonel.

Charly ne bouge pas. Il suffoque. Il sent la fraîcheur humide du sol lui parcourir la nuque et les hanches. Ça lui fait du bien malgré tout. Juste au-dessus de son ventre, un trou immense dans lequel s’infiltre le vent du matin. Sa vue se brouille, mais son esprit reste encore alerte. Il n’en revient pas, lui le baroudeur, de s’être fait avoir comme un collégien. Avant, jamais il ne se serait fait baiser comme ça. Mais entre-temps, la vieillesse est venue, et avec elle tout son barda, ses putains d’années qui l’ont assassiné à petit feu.

Charly est étendu, les jambes prises de courants électriques et l’abdomen dégobillant d’hémoglobine. Enfin, il repense au premier mot sur le post-it posé sur la cuisine.

Cadavre d’Homme.
Ardent, il Repose en ce Lieu
Étrange et Silencieux.

La pluie bruineuse et la brume qui se dissipe donnent à la scène un aspect fantomatique. Quelques oiseaux se posent sur les branches et fixent la silhouette baignant dans sa mare de sang. À les voir secouer leurs petites caboches plumées, on croirait presque qu’ils rigolent. Au même moment, trois paires de jambes marchent lentement en direction du corps de Charly. L’ex-soldat peut entendre l’écho d’un frottement humide et des bruits de clapotis. Sa tête tourne, ses yeux se révulsent. Il se sent de plus en plus faible. Dans l’enfer de sa douleur, il revoit danser le message devant ses pupilles, où glissent ses larmes teintées de rouge.


Cadavre d’Homme.
Ardent, il Repose en ce Lieu
Étrange et Silencieux.

« Les majuscules », dit-il en s’étranglant.

Cadavre
Homme
Ardent
Repose
Lieu
Étrange
Silencieux

C.H.A.R.L.E.S

« C’était moi, souffle Charly le regard affolé par sa morbide révélation, le macchabée, putain, c’était moi ».

Il grelotte de plus en plus. Sa bouche est dissimulée sous des crachats de laves sanglantes où se mélange l’eau glacée de la pluie. Son visage est livide. Le souffle commence à lui manquer. Lentement, les pas se rapprochent du corps troué de l’ancien colonel. Il les entend fouler les herbes mouillées. Charly est pris de soubresauts, et dans un nouveau geyser de sang, essaie d’articuler quelques paroles.
- C’est toi Bibata ? T’es… T’es revenu...enfant de pute !
Mais ce n’est pas la voix d’un homme qui lui répond :
- Hé, tu pensais pas que j’resterais comme ça sans rien faire, hein ?
L’ancien militaire reconnait le ton aigrelet et perçant de Nevena Riou, sa connasse de voisine. Il veut parler, lui demander ce qu’elle fout chez lui, mais seules des ébullitions de gerbes rougeâtres s’échappent de sa bouche.

- Ca t’apprendra à décapiter les arbres d’mon jardin, ajoute la femme avant de cracher sur le corps encore chaud du colonel.
Puis, une autre voix, celle d’un homme cette fois, retentit dans la tête de Charly comme une caisse de résonnance.
- Vous savez bien qu’on a pas l’droit de j’ter ses affaires dans la forêt, m’sieur Dagoreau. Décidément, vous respectez rien.
Cette voix, c’est celle de Miliau Andrieux, le garde forestier.
- Ce sont des gars comme vous qui polluent la nature, ponctue-t-il, avant de laisser la place à une troisième personne.
Charly se sent partir. Seuls ses tympans perçoivent un drôle de son aigu qui provient de son corps. Il a l’impression d’être un tuyau percé. Une autre silhouette s’avance, s’agenouille près de lui et lui souffle à l’oreille d’un ton empli d’une rage contenue.
- Je sais qu’c’est toi qu’as percuté mon chien hier soir après avoir bazardé tes saloperies dans l’bois. Salaud comme t’es, tu t’es même pas arrêté pour voir, j’parie. Je sais qu’c’est toi. Le sang collé sur ton pare-choc, c’est çui d’ma bête.
Charly tourne la tête et aperçoit celle de son autre voisin. Yann Clouérec, la personne la plus connue et respectée du coin.

Yann Clouérec. Miliau Andrieux. Nevena Riou. Un trio d’assassins.

Une nouvelle fulgurance. Une autre évidence.

 

Yann. Miliau. Nevena. Yamine.

- Vous… Vous êtes…cinglés, parvient à dire le vieux militaire. Bande…d’attardés.
Charly tousse des petites bulles d’hémoglobine qui éclatent de ses lèvres inondées pendant que des frissons glacés lui parcourent l’échine. Les trois voisins émettent des ricanements grassouillets.
- T’sais, mon vieux, fait Yann, ici, mieux vaut avoir de bons rapports avec l’voisinage.
Rires à nouveau. Charly sent ses forces l’abandonner. L’air se fait de plus en plus rare, sa respiration devient saccadée. Le seul bruit qui émane de son corps engourdi vient seulement de son ventre perforé qui se vide comme une baudruche. Pour avoir souvent flirté avec la mort, l’ancien colonel ne se fait plus d'illusion. Son existence se fait la malle. Il sait qu’il va bientôt crever.
- Vous n’avez aucun savoir vivre, m’sieur Dagoreau, dit Miliau d’une voix lugubre qui sonne comme un glas. On espère qu’au moins vous saurez mourir.
Sur ces dernières paroles, les trois voisins s’éloignent, abandonnant leur victime à son macabre sort.

Le ciel est drapé d’un gris funeste comme s’il portait déjà le deuil de l’homme qui agonise sous ses nuages gris. Les oiseaux se sont désintéressés du spectacle et ont fichu le camp. Retour à la normale. Le matin reprend sa posture ordinaire. Les choses rentrent dans l’ordre. Charly ne compte déjà plus pour personne.
La pluie se met à tomber en accéléré. Sournoisement, elle fait des trous sur le sol terreux. A croire qu’elle est pressée de lui creuser sa tombe. Les herbes sont si hautes que de loin, il est presque impossible de savoir qu’une personne est allongée dans le jardin.
Charly ne bouge plus que par intermittence, par secousses de plus en plus espacées. Il meurt au ralenti.

Sa dernière pensée est aussi sa seule compensation. Son stupide plaisir de condamné. Celle de penser aux deux crétins qui arriveront d’un instant à l’autre pour prendre place dans leur nouveau logement. Le visage d’une pâleur translucide, Charly se dit, un sourire ignoble sur ses lèvres rouge vif, qu’il leur laisse là un bien joli cadeau de bienvenue.



 

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18 juillet 2009 6 18 /07 /juillet /2009 19:30


Autant vous le dire tout de suite, l'informatique et moi c'est du “Je t'aime, moi non plus”. Quelque chose de l'ordre de l'attraction répulsive ou de la répulsion attractive.


Même si de nos jours l'informatique est incontournable, j'avoue que cela me passionne autant
qu'une étude sur le potentiel de développement de la pêche au bulot dans le Nord Cotentin. 

Alors, pourquoi ai-je décidé de me lancer dans la création de mon propre blog ? Déjà, parce que je fais ce que veux ! Ensuite - et ça n'a rien d'original - j'avais envie de partager. Oui, c'est ça. Partager. Des choses. Une en particulier. Celle qui occupe mes pensées en permanence, celle qui fait partie intégrante de ce que suis. 


L'écriture
 (et là, c'est ma femme qui fait la gueule !). 


Comme l'a dit un jour un prisonnier, l'écriture - et par prolongement la lecture - est le seul moyen légal d'évasion. 
Alors, voilà, j'écris des histoires. Des comédies, des drames, des thrillers, des contes fantastiques, des tranches de vie... 

Je crée. Je m'amuse. Je prends du plaisir. Essentiel ça, le plaisir...

Étienne Daho a composé une chanson qui s'appelle Les voyages immobiles. Moi, je fais des escapades casanières. 

Je sais que se lancer dans la création d'un site nécessite du temps, de la rigueur et de la persévérance. Il faut faire vivre tout ça.

C'est pourquoi je serai honnête avec vous. Je ne promets rien. J'irai lentement. À mon rythme. Et allez savoir, si je devais y prendre vraiment goût, peut-être que je partagerais davantage. 

Et alors, forcément, on se connaîtra un peu mieux... 

W. 

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18 juillet 2009 6 18 /07 /juillet /2009 18:42
J'ABANDONNE de Philippe Claudel





Résumé

Dans le confessionnal d'un hôpital, deux hommes reçoivent une femme, maman d'une adolescente de 17 ans. Cette femme va apprendre le décès de sa fille par ces "hyènes", ainsi qu'ils se surnomment. Et en effet, ils vont lui "sauter dessus", lui sortir un formulaire pour le don d'organes et même si cette procédure relève pour eux d'une mécanique routinière, cette fois-ci sera différente. L'un de ces hommes, le narrateur, est au bout du rouleau. Cela dure depuis quelques temps, amorcé par le décès de sa femme, livré seul avec un bébé de vingt-et-un mois, lassé par des dégoûts accumulés. Il souhaite "abandonner" son job, et tout le reste.


Critique

Il y a quelques mois, je lisais "Les âmes grises" du même auteur. Fait rarissime, j'ai abandonné la lecture. C'est donc une seconde tentative que je fais avec "J'abandonne", un court roman d'une centaine de pages. Cette fois-ci, je suis allé jusqu'au bout et je ne le regrette pas. Non pas que ce soit un grand livre, mais il y a pas mal de qualités. 
Le fond est moderne, très actuel (l'auteur égratine quelques "références" populaires : Bigard, Céline Dion...) et le style, simple mais percutant (parfois "too much" à l'instar de la jeune baby sitter pas toujours crédible) fonctionne assez bien.

L'écrivain fait une nouvelle fois preuve de pudeur, refusant l'apitoiement et le misérabilisme qui lui tendait pourtant les bras. Il faut dire que le sujet est particulièrement dur, déprimant même. Pendant 100 pages, on assiste au naufrage d'un homme, un mort-vivant. C'est souvent sordide, acide (mais certains passages mordants sont finement observés) et d'un pessimisme absolu sur le monde et le genre humain (le collègue est LE beauf par excellence).  

Heureusement, les dernières lignes - vraiment très belles - témoignent, en dépit de tout, d'une envie de vie. 

"Le rapport de Brodeck" (le livre culte de ma femme!), va t-il enfin me mettre d'accord avec cet auteur ?

 
Evaluation du Widj'   

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13 juillet 2009 1 13 /07 /juillet /2009 18:58

« Michael Jackson est mort ».

Je ne sais pas pour vous, mais pour moi, il y avait un truc qui clochait. Cette phrase n’allait pas. Ce n’était pas comme une fausse note qui vous égratigne le tympan ou un mot inapproprié qui trouble un instant votre lecture. Bref, ce n’était pas ce genre de chose bancale ou désagréable, mais qu’on oubliait sitôt qu’on l’avait corrigé.

Non. C’était autre chose.

Cette phrase-là était dépourvue de la moindre logique. Elle n’avait aucun sens. Pire.

C’était une phrase absurde.

C’est ce que j’ai pensé pendant la seconde où elle s’est plantée devant moi, étalée effrontément en gros titre sur le portail Orange, le 25 juin 2009 sur les coups de 6 heures du matin.  

Depuis, je laisse parler, penser, écrire, pleurer, rire, chanter, danser.
Tout le monde.

Les sincères et les faux-culs. Les hystériques et les pudiques. Les vrais et les faux sosies. Les vedettes et les anonymes. Les ragots et les témoignages d’amour.

Je laisse faire.

Je me contente de préserver ce qu’il reste du cahier de mon adolescence. Depuis ce matin du 25 juin, des pages, il m'en manque beaucoup.   

Mais, la vie continue.

Pourtant, si aujourd’hui, je ne suis pas encore parvenu à verser une larme, c’est parce qu’en dépit de cette évidence brutale, de l’hommage funèbre auquel j’ai assisté derrière mon téléviseur, des couvertures de magasines, de tout ça quoi, je n’arrive pas vraiment à croire à cette réalité.

« Michael Jackson est mort »

Non. Décidément, cette phrase ne colle pas.

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