Charly relit plusieurs fois le Post-it collé, bien en évidence, sur la table de la cuisine.
Charles Dagoreau, soixante-treize ans, dit « Charly » n’est pas homme à se laisser impressionner. Pas vraiment. Ancien colonel dans l’armée de Terre à la retraite, il habite un petit patelin paumé quelque part au fin fond du Finistère, dans un pavillon vétuste aux murs de pierres grossièrement taillées dans la roche.
Comme son propriétaire.
Charly n’est pas un gars commode. À croire même que la définition du « vieil ours mal léché » a été spécialement inventée pour cet ex-officier. D’ailleurs, tout chez lui suinte la rudesse : un visage aux contours irréguliers et plus rugueux que du papier de verre, un nez empâté de boxeur, une bouche mal dessinée et en prime une prognathie qui n’incite pas à sourire. Par chance, Charly ne sourit jamais.
Pour autant, ce personnage taciturne n’est pas du genre à chercher des poux dans la tignasse ou à courir après la castagne. En tout cas, plus aujourd’hui. Désormais, Charly n’exige rien de personne et ne demande qu’une seule chose : qu’on lui foute la paix. Qu’on lui « lâche les dés » pour citer une de ses expressions fétiches. D’ailleurs, depuis son arrivée dans la région bretonne, il y a six mois, cet Ostrogoth a toujours fait en sorte de se tenir à l’abri des emmerdes.
Pourtant, c’est bien à lui qu’est adressée cette note.
« Merde » bougonne-t-il en lisant une nouvelle fois les douze mots écrits.
Cette maison où il réside, il l’a achetée pour une bouchée de pain. Il y vit en ermite. Pas de femme. Pas de môme. Pas de chien. Pour la même raison, d’ailleurs : ça gueule trop ces trucs-là. Et puis, c’est encombrant. Dans la vie, faut voyager léger, voilà ce qu’il pense Charly. C’est un homme libre. Il aime trop ça la liberté.
Et la solitude est sa meilleure compagnie.
Il vit retiré de tout dans ce coin paisible et cette construction abrupte, aussi charpentée que ses épaules et aussi calleuse et abîmée que ses grosses paluches d’ancien militaire.
Mais aujourd’hui, Charly se tire. Il quitte la Bretagne pour aller dans le sud, dans un bled plus isolé encore. Il le voit bien, ça commence à construire sévère dans la région et bientôt, il verra rappliquer des familles de partout avec leurs chiards, leurs animaux crasseux et, ce jour-là, il le sait, il pourra faire une croix sur sa tranquillité.
Déjà qu’il supporte à peine ses voisins...
Charly a besoin de respirer un autre air, un autre oxygène, bref de changer de crémerie. Pour ce mammifère bourru, c’est jamais une bonne chose de s’éterniser au même endroit. Après on s’habitue et l’habitude pour Charly, c’est une foutue épidémie, le sida du paresseux, le choléra du sédentaire.
En une semaine, il a réussi à liquider son bien. Les nouveaux propriétaires – un jeune couple d’une ressemblance consanguine, aux yeux de furet, aux cheveux roux et à la peau plus pâle qu’un cul d’irlandais selon lui - devrait arriver dans 53 minutes exactement. Les deux futurs occupants se sont vantés auprès de lui d’être très ponctuels. « Nous sommes de vraies montres suisses ! » avait même dit cette conne.
À part des bricoles qu’il avait balancées incognito en pleine nuit dans la zone forestière (soigneusement entretenue par Miliau Andrieux, un de ses proches voisins), le couple voulait garder la bicoque entièrement meublée. Un vrai coup de bol. Il n’avait qu’à prendre ses affaires - qui tenaient dans une valise et deux trois sacs - et les attendre. Sans regret, il leur remettrait les clefs avant de mettre les voiles sur sa prochaine destination.
Tout était prêt pour le grand départ. A priori, rien ne pouvait plus le retenir dans ces lieux. Rien jusqu’à ce matin où, à peine levé, il a découvert ce petit mot collé sur la table.
Cadavre d’Homme.
Ardent, il Repose en ce Lieu
Étrange et Silencieux.
Yamine
Evidemment, Charly n’a aucun sens de l’humour. D’aussi loin qu’il se souvienne, il n’en a jamais eu. Pour lui, l’humour est inutile et surtout source de désordre. Il ne devrait être destiné qu’aux femmes et considéré comme une sorte de palliatif pour compenser leur absence de testostérone, histoire de rendre leur affrontement avec les mâles un peu moins « perdu d’avance ». C’est bien pour ça qu’il prend très sérieusement cet avertissement.
À travers la fenêtre aux vitres sales et rayées de la cuisine, Charly constate qu’il commence à pleuvoir. Il soupire. Une raison supplémentaire de foutre le camp de cette région où la flotte est le principal touriste.
De là où il se trouve, il peut voir la clôture mitoyenne qui sépare sa propriété de celle de Nevena Riou, son autre voisine qui passe son temps à faire pousser n’importe quoi dans son jardin. Une vraie connasse celle-là. Charly repense au sale coup de pute qu’il lui avait fait en coupant au sécateur les branches de son arbrisseau, il y a quelques jours. Tout ça parce que les feuilles penchaient un peu du côté de son lopin de terre. Un message en bonne et due forme qu’il avait envoyé à cette emmerdeuse qui, pour une fois, n’avait pas bronché.
Charly relit la note. Il reste un instant dans la cuisine, fronce ses épais sourcils grisonnants en fixant l’invisible de ses yeux noir corbeau. C’est pas une mise en garde sur un autocollant qui va l’intimider. Non. Mais ça l’emmerde. Cette histoire de cadavre tombe mal. L'ex-officier chiffonne la note qu’il met dans sa poche. Déterminé, il quitte la cuisine pour retourner vers l’entrée, tourne la poignée de la porte principale qui s’ouvre en couinant. Il hoche la tête, la mine renfrognée. Il a oublié de la fermer à clé, cette nuit. C’est pas la première fois.
« Merde » répète-t-il.
Depuis quelque temps, le vieil ermite est de plus en plus négligent. Et ça le fait chier. Décidément, la retraite c’est pas bon pour des gars de sa trempe. Charly n’aime pas ça, la retraite. Pas du tout. C'est même la pire des salopes, qu’il se dit. Elle représente son dernier véritable ennemi. Son ultime adversaire. Perverse et infatigable tacticienne, elle prend un malin plaisir à embourber sa mémoire, à anesthésier ses réflexes, à bâillonner sa vivacité. Il a beau entretenir sa forme tous les matins en allant courir dans la forêt ou soulever de la fonte, cette redoutable garce camouflée continue de ramper à plat ventre, de gagner du terrain et méthodiquement gangréner ses capacités physiques et mentales. Dieu sait qu’elle en a flingués, rendu cinglés ou infirmes des plus coriaces que lui. En réalisant qu’elle vient de remporter une nouvelle bataille, Charly ne peut s’empêcher de pester.
L’ancien militaire prend son téléphone mobile. Cherche un numéro. Et appuie sur un bouton. Sur l’écran monochrome du portable apparait « Max », le prénom de son pote. Son meilleur. Le seul aussi. En fait, il s’appelle Rachid, mais Charly trouve que ça fait un peu trop arabe. S’il n’a rien contre les Arabes, Charly n’a rien pour non plus. Avec les barbouzes et quelques supplétifs harkis, il en a torturé un sacré paquet en 1957. En temps de guerre, tous les coups sont permis et il faut avoir plus de couilles que d’état d’âme. Il s’en souvient encore de cette époque. Son rôle était d’obtenir des informations d’importance nationale. Un foutu patriote, le Charly. Il était prêt à tout pour sa nation. Il aurait brûlé la plante des pieds de sa propre mère s’il avait fallu. Trouver des renseignements, de gré ou de force, c’était son boulot. Et il était sacrément bon là-dedans.
C’est pas que le gaillard n’a pas de cœur, c’est juste qu’il est bien enseveli dans les décombres de sa vieille carcasse de guerrier, un peu comme les mines que lui et son commando – auquel appartenait Max - avaient à déterrer lors de leurs interventions militaires à Djibouti, au Congo ou dans les pays du Moyen-Orient.
Ils en avaient fait des expéditions, son pote et lui, et pas des plus peinardes. Notamment au Niger, où ils avaient agi en sous-marin, toujours pour le compte de l’État français. On leur avait donné carte blanche. Là-bas, ils avaient zigouillé quelques culs bien foncés. Des espions, des hommes d’affaires corrompus, quelques macaques déguisés en politiciens, comme il disait. Charly n’a jamais rencontré le moindre problème. Il exécutait ses sales besognes sans hésitation, avec un sang-froid implacable. Sauf cette fois-là, pendant cette mission qui avait pris une tournure particulière et qu’en dépit des années, il n’avait jamais réussi à chasser de son esprit.
Après trois sonneries, une voix ensommeillée répond :
- Humm… Ouais, Charly ?
- Tu débloques ou quoi ?
- Hein ? Qu’est-ce que tu racontes ?
- Le mot sur la table, ça te fait marrer ?
- Quel mot ?
- Le mot, c’est tout.
- Quel mot, putain ? De quoi tu parles, Charly ?
Charly lui raccroche au nez.
Max a beau être son ami, c’est quand même pas une lumière. Tout juste une loupiote. Et défectueuse en plus. Mais une chose est certaine, son bougnoul de copain, c’est pas un menteur. « Quelqu’un a envie de jouer au con » se dit le retraité.
Charly se met à réfléchir encore. Pas un instant, il ne croit à une blague, à une connerie de mauvais goût. Non. Il y a vraiment un cadavre sous son toit.
Dans l’immédiat, savoir « qui », depuis « quand » et « pourquoi » on a planqué un mort chez lui n’a aucune importance. Ce qui le fait chier dans cette affaire, c’est qu’il se trouve maintenant dans l’obligation de retrouver ce macchabée et de s’en débarrasser avant la venue du tandem d’imbéciles. Pas question de partir en le laissant quelque part dans sa baraque, car c’est le meilleur moyen de s’attirer un jour ou l’autre des ennuis. Et s’il y a bien un truc, plus que les mioches, les clébards puants, les femelles en rut que cet ancien gradé veut à tout prix éviter, c’est les emmerdements.
Charly est agacé. Lui faire ça à moins d’une heure du grand départ. S’il mettait la main sur le mariole qui l’avait fourré dans ce pétrin…
Il sort de sa poche la note froissée et la déplie. Son regard se fixe sur un mot. Ardent. Visiblement, le corps est encore chaud. Sa présence chez lui est récente, sans doute quelques heures avant qu’il ne se réveille.
Au dehors, les nuages s’obscurcissent. Les gouttes de pluie se multiplient et cognent contre les vitres à un rythme régulier, composant une partition énervante…
Debout au milieu du salon, Charly jette un coup d’œil circulaire. Sa maison est grande, mais elle n’est pas immense non plus. Cent soixante-dix mètres carrés garage compris. Trouver le corps ne devrait pas être trop difficile et pourtant, il hésite. Par où commencer ? Après quelques instants de concentration, le retraité se rend d’un pas volontaire dans la salle à manger. La pièce semble le défier du regard. « Allons-y », grimace-t-il en grinçant des dents.
Sans ménagement, il enlève tous les coussins de son canapé en cuir. Regarde sous la grande table ovale. Ouvre ensuite le double battant de l’immense armoire en bois. Ce meuble qu’il s’était procuré n’a jamais rien contenu que trois ouvrages sur la Première Guerre mondiale (la plus authentique selon Charly qui reprochait à la Seconde de n’être qu’« un défilé de joujoux sophistiqués pour attardés ») et quelques vidéos pornos. Ensuite, Charly soulève puis tire tous les épais rideaux de velours qui étouffent un grondement sourd, laissant pénétrer la grisaille pluvieuse.
L’inspection de la pièce ne lui prend pas plus de cinq minutes. Rien.
Il quitte le salon pour aller dans sa chambre. Ouvre les deux armoires vides et la penderie où quelques cintres se mettent à trembler comme pris en flagrant délit. Rien. Charly se tient devant son lit dont les draps défaits semblent lui rire au nez. Il hoche négativement de la tête avant de se décider à mettre les deux genoux à terre pour regarder en dessous. Rien. Il se redresse. Le vieux briscard commence à se sentir ridicule et ne peut réprimer un autre soupir d’exaspération. L’obliger à mater sous son pieu comme un gamin chiasseux, lui, un colonel ! La mâchoire contractée, il entre ensuite dans la salle de bain qui est collée à sa chambre et d’un geste sec, il ouvre le rideau de douche dont le tissu se met à claquer comme un fouet. Pas de trace de cadavre.
Mais alors qu’il s’apprête à quitter l'endroit, son corps se fige. Sur la petite glace qui lui renvoie les traits creusés de son reflet, une phrase est écrite en lettres rouges :
Où est le corps ?
Où est le trésor ?
Charly stresse
Charly, cours
Le temps presse
Et l’or loge toujours.
Yamine
Charly sent de légers picotements dans sa poitrine. Ses maxillaires battent la mesure. Ses tempes aussi. Il s’approche du miroir, pose son index sur la substance ocre avant de le porter à ses lèvres. Du sang. Il frotte lentement le liquide contre son pouce. La température est encore tiède. « Cadavre d’homme ardent » dit-il à voix basse, se rappelant ce que mentionnait le premier message. Puis il sourit d’un air mauvais. Charly ne détache pas ses yeux de la glace et de son affront de sang. Il relit le poème, s’attarde sur chaque mot qu’il récite en bougeant imperceptiblement les lèvres. Il n’y pas de doute. À travers ce deuxième message, l’auteur le provoque, le défie, veut mettre ses nerfs à rude épreuve. Maintenant, Charly ne peut plus éviter les interrogations qui commencent à l’assaillir et surtout une question qui le taraude depuis un moment déjà.
Qui est ce « Yamine » dont il ne sait absolument rien ?
Charly ne supporte pas d’être manipulé comme un vulgaire pantin. C’est un soldat, putain !
Sa mâchoire se serre, ses poings se referment avec une telle force que ses phalanges se mettent à blanchir et à émettre des craquements. Il essaie de canaliser son énergie pour comprendre. Il relit les vers sanguinolents du poème.
Le vieux grognard réalise soudain qu’il s’est trompé. La chaleur du liquide en témoigne : le cadavre n’est pas dans sa maison depuis des heures comme il le pensait, mais depuis moins longtemps que ça. Peut-être quelques minutes seulement. Les fourmillements dans sa poitrine s’intensifient. Ça lui fait mal. Les traits de son visage se crispent. Le regard incandescent, il tente à nouveau de déchiffrer ce texte codé. Il stoppe sur les deux derniers vers, ceux qui précèdent la signature de l’auteur :
Le temps presse
Mais l’or loge toujours
Il fixe ces derniers mots. Il les décortique. Les coupe. Les regroupe.
Mais l’or loge toujours
L’or loge toujours
L’or loge
L’or loge
Sa poitrine se contracte :
« L’horloge » rumine le soldat.
Le front transpirant, Charly se met à courir en direction de l’entrée où l’énorme et très vieille horloge comtoise en chêne massif lui fait face.
Cette horloge occupait déjà les lieux lorsqu’il avait emménagé. Pas plus que le précédent propriétaire, l’ancien colonel n’avait voulu s’en débarrasser. Il n’y faisait jamais attention. Elle siégeait là, un mastodonte qui était devenu invisible à force d’être ignoré. Charly ne l’avait jamais nettoyée ni réglée, mais depuis toujours, elle affichait l’heure exacte.
De son œil unique et de ses deux doigts d’acier, elle indique 8 h 59. Dans 31 minutes, le couple sera ici. Il n’a plus un instant à perdre.
L’appareil, fixé au mur, doit bien mesurer dans les deux mètres trente de haut, quatre-vingts centimètres de large et peser au bas mot dans les deux cent cinquante kilos. De quoi largement contenir un corps.
L’ancien militaire s’approche du meuble. Ses mains sont moites. Charly a beau essayer de conserver son calme, il sent l’impatience le gagner, ronger petit à petit sa lucidité. Sournoisement, une angoisse, infime et sourde, s’est glissée dans la poitrine cuirassée du retraité.
Charly avance encore. Encore. Encore…
Depuis peu, cette horloge n’est plus un simple appareil de mesure. Elle vient de prendre l’apparence d’un tombeau, un mausolée qui, dans les prochaines secondes, va s’ouvrir en vomissant la masse d’une dépouille ensanglantée.
Maintenant la pluie martèle les carreaux et se mêle à ce jeu de piste morbide. Dehors, la lumière décline de plus en plus. C’est une matinée noire comme la cendre. Charly entend à l’extérieur des croassements sinistres. Il chasse de son index la transpiration qui perle sur son front et continue de s’approcher de cette horloge à l’aspect mortuaire.
Lorsqu’enfin il se trouve face à elle, posté devant les deux battants boisés, il retient son souffle. De longues secondes s’écoulent.
« Voyons ce que t’as dans l’ventre » siffle-t-il entre ses dents en se saisissant des poignées.
D’un geste brusque, Charly ouvre les deux portières et recule d’un pas. Son regard fixe les entrailles de l’horloge. Pas de cadavre. Mais une enveloppe blanche. Tachetée de rouge.
Charly reste un moment sans esquisser le moindre mouvement. Le silence est total dans la pièce. Seule la pluie, épaisse, continue de s’acharner contre les carreaux. Enfin, le colonel prend le courrier et pose sa langue sur ces taches foncées. Le liquide est encore tiède et son goût est salé. Du sang. Encore.
Avec ses dents, Charly déchiquète l’enveloppe, ouvre la lettre qui est pliée en deux et lit à voix haute :
Le cadavre bouge.
Où est sa nouvelle place ?
Dans le garage, dans le coffre
De sa dernière crasse ?
Yamine
Ne contenant plus sa fureur et sa frustration, Charly donne un violent coup de poing dans le mur. Une douleur fulgurante électrise son corps. Il se mord la langue pour ne pas crier. Sa poitrine le fait de plus en plus en souffrir. Sa main droite le lance terriblement. Son front dégouline de suées brûlantes. Charly est soudain pris de vertige et se décide à s’assoir. La bouche écumeuse, il rage. Il a la haine.
Il attend quelques minutes. Le temps de laisser sa respiration reprendre un rythme normal.
« Tu penses me balader comme ça encore longtemps, fumier ? » hurle-t-il au milieu du couloir qui lui renvoie le son de sa propre voix.
La douleur finit par s’estomper un peu. Charly regarde sa montre. Il n’a plus que 20 minutes pour mettre la main sur ce corps, le foutre dans le coffre de sa bagnole et se barrer de cette maudite baraque. Un court instant, l’idée de prendre immédiatement ses bagages et sa caisse lui traverse l’esprit, mais il se ravise aussitôt. La défaite, c’est pas dans sa nature. Il retrouvera ce putain de macchabée. Coûte que coûte.
Charly reprend son téléphone portable et recompose le numéro de Max.
- Quoi, encore ? T’as oublié que je pionce, moi, le matin ?
- Yamine, tu connais ?
- Quoi ? Qu’est-ce…
- Ferme ta gueule et réponds juste à cette question : est-ce qu’on connait, toi ou moi, un mec qui s’appelle Yamine ?
- Non, j’crois pas. Pourquoi ?
- Réfléchis, bien. Yamine. Y-A-M-I-N-E. Yamine.
- Non, j’en connais pas, j’te dis. Et toi non plus, mon vieux, puisqu’à part moi, tu peux pas sentir les melons. Ha, Ha, Ha !
Charly raccroche.
Il pose à nouveau les yeux sur la feuille et son mystérieux message. Il le parcourt plusieurs fois comme il avait fait avec les autres. Dès le premier vers, il sent que quelque chose ne colle pas dans cette note.
Le cadavre bouge.
Des pensées se bousculent dans la tête de Charly et le perturbent. Sa respiration devient sifflante. Il se tient encore la poitrine en grimaçant comme si une main venait de lui presser les poumons. L’ex-officier s’efforce de répondre mentalement à cette nouvelle énigme.
Le cadavre bouge.
Non. Un mort ne bouge pas. A moins… À moins que le mort… ne soit pas vraiment mort. Ou bien…Charly sent malgré lui un frisson d’effroi lui parcourir l’échine. «… Que quelqu’un le déplace en permanence » souffle-t-il. Oui c’est ça. Le macchabée est à chaque fois…en mouvement. Les battements de cœur de Charly s’affolent. Avec cette révélation, il vient aussi de constater une évidence effrayante : si le corps change de place, alors l’auteur de ce jeu est toujours dans la maison !
Charly se rue en direction de sa chambre. Sans hésiter, il ouvre un de ses sacs qui contient ses fringues. Sort un pistolet huit coups. Un UMAREX – CO2 colt 1911 nickelé de couleur chromée. Un vrai petit bijou ce flingue. Au début, Charly l’embarquait souvent avec lui dans la forêt. Il alignait des petites bouteilles Kronenbourg et s’amusait à les exploser avec son pétard. Histoire de ne pas perdre la main. Il a dû arrêter le jour où Miliau l’avait balancé auprès de Yann Clouérec, un des gars les plus respectés du coin. Un crétin surtout ce Clouérec, qui se prend pour le messie sous prétexte que c’est un enfant du pays. Clouérec était passé chez lui un matin, accompagné de son clebs, un énorme berger allemand. Ce fumier l’avait menacé d’appeler les flics si le retraité reprenait ses séances de tir. Charly avait gueulé, mais au bout du compte, il avait dû ranger son joujou.
En sentant la crosse dans le creux de sa paume, Charly ressent une joie délirante, presque démoniaque. « À nous deux, enfoiré ! » lance le vieux soldat dans un grand rire un peu dément, en enfilant sa veste en cuir. Le souffle court et l’arme au poing, il longe le couloir qui mène à la porte du garage. Il pourrait presque entendre les cognements qui pilonnent l’intérieur de sa cage thoracique. Une étrange frénésie le gagne.
Tels des obus, des souvenirs de guerre éclatent dans sa mémoire.
Flash-back. Images d’apocalypse. La guerre. Terrible. Fantastique. Des corps entassés. Des membres amputés. Des plaies purulentes où viennent grouiller les vers. Des chairs calcinées. Des boyaux translucides. Des têtes décapitées. Des mains tranchées. Puzzles humains.
Charly ressent l’élixir de l’excitation. Cette hormone fiévreuse, il la reconnaît. L’adrénaline. Elle fait battre ses veines dans ses tempes, sa gorge et son poitrail.
A nouveau, sa mémoire recrache des images violentes. Scènes de torture. Effroyables. Excitantes. Hilarantes. Cigarettes écrasées sur les avant-bras, la langue, les couilles. Ongles et bites arrachés. Abdomens ouverts. Une souris ou un rat. Ventres recousus avec le rongeur dedans. Électrodes. Fumées qui s’échappent des crânes carbonisés. Odeurs de cervelle brûlée. Des cris. Des hurlements. Des rires. Partout. Assourdissants. Bestiaux. Jouissifs.
Lorsqu'il s'apprête à saisir la poignée, Charly se rend compte d’une chose qui le stupéfait. Le vieux soldat n’en revient pas. C’est comme s’il venait d’apercevoir un fantôme : sa main tremble.
Cela fait combien de temps que le colonel Charles Dagoreau n’a pas tressailli ? Combien d'années que ce dur des durs, ce charognard des bataillons n’a pas ressenti ce malaise physique et psychique devant l’imminence d’un danger ? Des années. Des dizaines d’années. Et le voilà, ancien gladiateur des marécages qui a combattu dans les pires bourbiers, oui, le voilà frémissant comme une feuille face…à une poignée de porte. Jamais, non, jamais il n’aurait pensé découvrir chez lui cet humiliant aveu de faiblesse, ce signe d’une peur latente et incontrôlable.
Il ne peut nier la vérité. La retraite, ce putain de temps qui passe ont fait de lui un être décrépi et aigri, vulnérable et pathétique. Un vulgaire vieillard.
Charly ouvre la porte qui mène au garage et allume l’interrupteur. Il fait très froid. Il remonte le col de sa veste. Puis serrant son pistolet avec force, il descend une à une les marches de l’escalier, le dos collé aux parois du mur.
Le garage est vide, en apparence. Seule sa vieille BMW métallisée, trône au centre.
Dans le garage
Où est sa dernière crasse
C’est vrai qu’elle est en piteux état et bien cradingue sa bagnole. Pare-brise décoré de fiente. Essuie-glaces de traviole. Toiture ondulée. Sans parler du pare-choc défoncé, quand, en rentrant chez lui complètement bourré, il y a trois jours, il a percuté ce qui lui a semblé être un renard. Quelques traces brunâtres témoignent encore du choc.
Autrefois étincelante, bouffant le bitume et crachant les kilomètres, sa voiture n’est plus qu’une carcasse sans avenir qui n’en finit plus de moisir. Exactement comme lui.
Il jette un énième coup d’œil à sa montre : 9 h 19. Il lui reste 11 minutes.
« Montre-toi, enculé ! » lance-t-il, les deux pognes cramponnées sur la crosse de son flingue, mettant en joue un ennemi toujours invisible. Un silence lugubre résonne dans le garage glacial. Charly grimace. Un bélier n’en finit plus de perforer son thorax. Il déglutit avec peine. Plus de salive. De sa poche il sort la clé de sa BM et se dirige vers l’arrière de son véhicule, balayant du regard la pièce de droite à gauche.
A l’extérieur, la pluie semble s’être arrêtée, comme si le temps lui-même retenait son souffle. Posant son pétard sur le capot, il insère la clé dans la serrure. Le coffre s’ouvre en émettant un miaulement aigu et métallique : un bidon d’essence, un sac de sport, des biscuits écrasés. Mais toujours pas de corps.
Soudain, un autre bruit, violent, claque derrière lui. Charly fait volte-face et bondit pour empoigner son colt argenté. La porte du garage vient de se refermer. Le vent ? Impossible. La pièce est gelée, mais il n’y a pas un brin d’air. La poche extérieure de son veston se met à vibrer. C’est Max.
- Ouais ?
- J’ai beau chercher, Charly. Pas de Yamine au bataillon.
- Ok.
- Attends un peu, j’ai pas fini. Par contre…
- Quoi ?
- Bah, si tu ranges les lettres dans le bon ordre, Yamine ça fait Niamey.
- Hein ?
- Ouais, l’anagramme de Yamine, bah, c’est Niamey.
- Niamey ?
- Ouais, Niamey. Capitale du Niger. Il en a dans la cafetière ton pote, nan ?
Clic. Pour la troisième fois, le colonel abrège la conversation avec son pote.
Niamey. Bien sûr. Comment n’y a-t-il pas pensé plus tôt, lui qui par le passé était aussi redoutable pour percer les messages codés ? La retraite. Toujours la faute à cette petite pute qui lui grignote les neurones comme des cerises avant de lui recracher les noyaux. Niamey. Celle ville africaine qui réapparaît comme un spectre. Rien n’a pu lui faire oublier Niamey et l’opération qu’on lui avait ordonné d’accomplir. Cette mission qui ne s’était pas passée comme prévu.
Il se revoit, quarante ans en arrière, dans cette pièce décorée de masques en pierre de talc représentant des visages de touaregs. Il se rappelle de l’expression sévère de leurs regards de craie, comme s’ils savaient ce qu’il s’apprêtait à commettre.
Il se revoit, lui, les pommettes recouvertes d’une suie qui masquait sa blancheur cadavérique avec à la main un couteau dont la lame crantée s’était glissée sous le menton d’Omar Bibata, un des membres influents et proche collaborateur du premier ministre nigérien de l’époque.
L’homme n’avait ni crié, ni supplié. Il n’avait même pas frémi. Aucune réaction. Au pays, on l’appelait « Omar le Fier ».
Mais Charly se souvient surtout de l’irruption soudaine de ce jeune garçon de cinq ou six ans au moment où il s’apprêtait à trancher la gorge de sa victime. Le gosse avait surgi puis s’était posté devant lui, le dévisageant avec une incroyable force dans le regard. La ressemblance avec Bibata était frappante.
Charly et l’enfant s’étaient fixés sans ciller. Un silence interminable avait plané. Il s’en rappelle comme si c’était hier. Il se souvient de tout ça. De l’homme impassible à la merci de son arme, des pupilles blanchâtres et réprobatrices des touaregs, du temps suspendu, de chaque trait de ce gosse qui braquait les yeux sur lui sans dire un mot. Pour la première fois de sa vie, Charly avait hésité à tuer. La lame sous la pomme d’Adam de sa proie, l’assassin aguerri qu’il était avait douté. Sa détermination avait été ébranlée sous les prunelles d’un gamin.
Puis le bruit. Ce bruit qui déchira le silence et cette peau humaine et brune. Ce gargouillement atroce de l’homme lorsque la lame sectionna sa carotide et que sous le menton apparut une deuxième bouche, crachant à n’en plus finir des flots d’hémoglobine qui éclaboussèrent les tapis et les murs du salon. Alors qu’Omar Bibata crevait devant son fils, jamais les yeux imperturbables de l’enfant n’avaient quitté ceux de son bourreau.
C’était donc ça. Quarante ans après, le rejeton était revenu lui faire payer l’assassinat de son père. Tout ce jeu macabre reposait sur cette soif de vengeance. Après tout, se dit l'ex-militaire, cette rencontre était inévitable. C’était comme ça. Le passé finit un beau jour par vous rattraper. On ne s’en débarrasse jamais, il vous colle au cul comme de la merde. D’une certaine façon, même inconsciemment, Charly s’attendait à ce face à face depuis toujours.
Il ne se laissera pas faire. Il ne se fera pas piéger comme un bleu et compte répondre à cette déclaration de guerre. Dans le sang. Le moment est venu. Après le paternel, le vieux soldat va s’occuper du fiston.
Charly remonte les escaliers et sort du garage avec précaution. Le bras tendu et prolongé par son arme, il retourne dans le couloir. Personne.
À quelques mètres devant lui, la porte d’entrée est grande ouverte.
Il sort.
La fine bruine qui tombe à nouveau fait ressortir l’odeur des hautes herbes mouillées et enchevêtrées qui recouvrent son terrain ; deux mille mètres carrés qu’il n’a jamais vraiment pris le soin d’entretenir. Au fond, il y a la petite cabane qu’il utilise pour remiser le bois ou entasser des outils. Quelque chose attire l’attention de Charly. Devant lui, les herbes sont couchées, formant distinctement un sentier qui mène justement…à la remise.
Charly serre son colt contre sa poitrine brûlante en regardant furtivement sa montre.
9 h 23. L’arrivée du couple est imminente. Dans 7 minutes.
Le colonel le sent : il touche au but. Dans ce petit local délabré se cache le cadavre, et sans doute pas très loin non plus le fils négro du conseiller qu’il avait saigné comme un porc.
Charly replonge dans le bain de ses réminiscences de guerre. Comme le phœnix, le vieillard a l’impression de renaître de ses cendres. De revivre. On n’aurait jamais dû le coller à la retraite, voilà ce qu’il pense Charly à ce moment-là. Jamais. Des types comme lui, des combattants coulés dans le béton, on n’en fait plus. Les vrais patriotes ne meurent jamais. C'est ce qu’il croit, le vétéran Dagoreau ; lui qui dit que désormais l’armée française n’est plus qu’un régiment de fiottes, une troupe de ballerines qui jouent aux fléchettes dans les casernes, fument du crack dans les chambrées, gaspillent des munitions en mitraillant des canettes de bière et balancent des grenades dans le désert pour justifier le budget.
Il s’arrête et regarde autour de lui. Il ressent une impression étrange, le sentiment d’être épié. Il pivote sur lui-même. Il n’y a pas âme qui vive. Il reprend sa marche en avant. Le vieux militaire s’avance en direction de la petite cabane. Les arbres, impassibles, solidement ancrés dans le sol trempé, semblent le scruter pendant que les feuilles chuchotent. Il a le pressentiment que la nature complote dans son dos. Il s’en fout et continue de se rapprocher.
Il est là. Juste derrière la porte qui branle légèrement. Toujours cette sensation persistante d’être observé. La main droite cramponnant son engin de mort, il déglutit avec peine. Il a beaucoup de mal aussi à masquer son excitation. Le voilà qui se marre. C’est plus fort que lui. Ses nerfs sont en train de lâcher. Pire que ça, c’est sa raison qui semble être emportée par ce rire incontrôlable, hystérique. Le fil, infime, qui le rattache à la réalité, est sur le point de rompre.
De lentes secondes s’écoulent. Il peut entendre le bruit haletant de sa respiration. Puis poussant un hurlement dément, Charly ouvre la porte de la cabane d’un geste brusque.
Ce qu’il voit lui glace le sang.
Devant, lui se tient un homme, le teint cireux, le regard halluciné et les lèvres déformées par un rictus hideux. Un visage de forcené. Le sien. Avant qu’il n’ait le temps de réaliser ce qu’il se passe, Charly entend un petit déclic. Dans la seconde qui suit, une puissante détonation lui déchire les tympans. Et la poitrine avec. Charly est projeté de plusieurs mètres en arrière. Étendu sur l’herbe trempée, la bouche crachant des flots de sang, il ne comprend pas ce qui vient de lui arriver.
Derrière la porte en bois entrouverte se trouve un miroir qui renvoie le reflet de ses semelles boueuses d’officier. À côté de la glace, une chaise. Coincée entre les barreaux du dossier, la crosse d’un fusil. Nouée sous la gâchette, une cordelette va jusque sur la poignée intérieure de la porte où elle est enroulée. Au bout de l’arme, le canon, où une fine fumée blanchâtre s’échappe, tremble encore du bruit de la déflagration.
C’est un piège vieux comme le monde dans lequel est tombé l’ancien colonel.
Charly ne bouge pas. Il suffoque. Il sent la fraîcheur humide du sol lui parcourir la nuque et les hanches. Ça lui fait du bien malgré tout. Juste au-dessus de son ventre, un trou immense dans lequel s’infiltre le vent du matin. Sa vue se brouille, mais son esprit reste encore alerte. Il n’en revient pas, lui le baroudeur, de s’être fait avoir comme un collégien. Avant, jamais il ne se serait fait baiser comme ça. Mais entre-temps, la vieillesse est venue, et avec elle tout son barda, ses putains d’années qui l’ont assassiné à petit feu.
Charly est étendu, les jambes prises de courants électriques et l’abdomen dégobillant d’hémoglobine. Enfin, il repense au premier mot sur le post-it posé sur la cuisine.
Cadavre d’Homme.
Ardent, il Repose en ce Lieu
Étrange et Silencieux.
La pluie bruineuse et la brume qui se dissipe donnent à la scène un aspect fantomatique. Quelques oiseaux se posent sur les branches et fixent la silhouette baignant dans sa mare de sang. À les voir secouer leurs petites caboches plumées, on croirait presque qu’ils rigolent. Au même moment, trois paires de jambes marchent lentement en direction du corps de Charly. L’ex-soldat peut entendre l’écho d’un frottement humide et des bruits de clapotis. Sa tête tourne, ses yeux se révulsent. Il se sent de plus en plus faible. Dans l’enfer de sa douleur, il revoit danser le message devant ses pupilles, où glissent ses larmes teintées de rouge.
Cadavre d’Homme.
Ardent, il Repose en ce Lieu
Étrange et Silencieux.
« Les majuscules », dit-il en s’étranglant.
Cadavre
Homme
Ardent
Repose
Lieu
Étrange
Silencieux
C.H.A.R.L.E.S
« C’était moi, souffle Charly le regard affolé par sa morbide révélation, le macchabée, putain, c’était moi ».
Il grelotte de plus en plus. Sa bouche est dissimulée sous des crachats de laves sanglantes où se mélange l’eau glacée de la pluie. Son visage est livide. Le souffle commence à lui manquer. Lentement, les pas se rapprochent du corps troué de l’ancien colonel. Il les entend fouler les herbes mouillées. Charly est pris de soubresauts, et dans un nouveau geyser de sang, essaie d’articuler quelques paroles.
- C’est toi Bibata ? T’es… T’es revenu...enfant de pute !
Mais ce n’est pas la voix d’un homme qui lui répond :
- Hé, tu pensais pas que j’resterais comme ça sans rien faire, hein ?
L’ancien militaire reconnait le ton aigrelet et perçant de Nevena Riou, sa connasse de voisine. Il veut parler, lui demander ce qu’elle fout chez lui, mais seules des ébullitions de gerbes rougeâtres s’échappent de sa bouche.
- Ca t’apprendra à décapiter les arbres d’mon jardin, ajoute la femme avant de cracher sur le corps encore chaud du colonel.
Puis, une autre voix, celle d’un homme cette fois, retentit dans la tête de Charly comme une caisse de résonnance.
- Vous savez bien qu’on a pas l’droit de j’ter ses affaires dans la forêt, m’sieur Dagoreau. Décidément, vous respectez rien.
Cette voix, c’est celle de Miliau Andrieux, le garde forestier.
- Ce sont des gars comme vous qui polluent la nature, ponctue-t-il, avant de laisser la place à une troisième personne.
Charly se sent partir. Seuls ses tympans perçoivent un drôle de son aigu qui provient de son corps. Il a l’impression d’être un tuyau percé. Une autre silhouette s’avance, s’agenouille près de lui et lui souffle à l’oreille d’un ton empli d’une rage contenue.
- Je sais qu’c’est toi qu’as percuté mon chien hier soir après avoir bazardé tes saloperies dans l’bois. Salaud comme t’es, tu t’es même pas arrêté pour voir, j’parie. Je sais qu’c’est toi. Le sang collé sur ton pare-choc, c’est çui d’ma bête.
Charly tourne la tête et aperçoit celle de son autre voisin. Yann Clouérec, la personne la plus connue et respectée du coin.
Yann Clouérec. Miliau Andrieux. Nevena Riou. Un trio d’assassins.
Une nouvelle fulgurance. Une autre évidence.
Yann. Miliau. Nevena. Yamine.
- Vous… Vous êtes…cinglés, parvient à dire le vieux militaire. Bande…d’attardés.
Charly tousse des petites bulles d’hémoglobine qui éclatent de ses lèvres inondées pendant que des frissons glacés lui parcourent l’échine. Les trois voisins émettent des ricanements grassouillets.
- T’sais, mon vieux, fait Yann, ici, mieux vaut avoir de bons rapports avec l’voisinage.
Rires à nouveau. Charly sent ses forces l’abandonner. L’air se fait de plus en plus rare, sa respiration devient saccadée. Le seul bruit qui émane de son corps engourdi vient seulement de son ventre perforé qui se vide comme une baudruche. Pour avoir souvent flirté avec la mort, l’ancien colonel ne se fait plus d'illusion. Son existence se fait la malle. Il sait qu’il va bientôt crever.
- Vous n’avez aucun savoir vivre, m’sieur Dagoreau, dit Miliau d’une voix lugubre qui sonne comme un glas. On espère qu’au moins vous saurez mourir.
Sur ces dernières paroles, les trois voisins s’éloignent, abandonnant leur victime à son macabre sort.
Le ciel est drapé d’un gris funeste comme s’il portait déjà le deuil de l’homme qui agonise sous ses nuages gris. Les oiseaux se sont désintéressés du spectacle et ont fichu le camp. Retour à la normale. Le matin reprend sa posture ordinaire. Les choses rentrent dans l’ordre. Charly ne compte déjà plus pour personne.
La pluie se met à tomber en accéléré. Sournoisement, elle fait des trous sur le sol terreux. A croire qu’elle est pressée de lui creuser sa tombe. Les herbes sont si hautes que de loin, il est presque impossible de savoir qu’une personne est allongée dans le jardin.
Charly ne bouge plus que par intermittence, par secousses de plus en plus espacées. Il meurt au ralenti.
Sa dernière pensée est aussi sa seule compensation. Son stupide plaisir de condamné. Celle de penser aux deux crétins qui arriveront d’un instant à l’autre pour prendre place dans leur nouveau logement. Le visage d’une pâleur translucide, Charly se dit, un sourire ignoble sur ses lèvres rouge vif, qu’il leur laisse là un bien joli cadeau de bienvenue.