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11 novembre 2010 4 11 /11 /novembre /2010 23:32

 

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Lundi 17 mai.

 

L’hiver n’est plus qu’un lointain et mauvais souvenir. Comme chaque année depuis la nuit des temps, l’éternelle résurrection est en marche. La Vie reprend goût à la vie. L’eau est en mouvement, l’air devient plus caressant, le ciel est vêtu avec élégance et la terre enfante à nouveau. Couleurs et parfums se mélangent dans une belle harmonie et les peaux, enfin libérées de leurs lainages, commencent à narguer les premiers rayons printaniers.

 

Assises sur un banc à l’ombre d’un arbre immense, deux femmes discutent. L’une, d’une soixantaine d’années, parle en faisant des gestes amples alors que l’autre, trentenaire, se contente de sourire en hochant la tête.

— Incroyable, je vous dis ! fait la première en roulant les yeux et en se tapant les mains sur ses cuisses.

Autour d’elles, il y a peu d’agitation. Quelques enfants se courent après ou derrière un ballon en mousse, foulant une herbe bien verte et revigorée. Quelques promeneurs arpentent d’un pas paisible les allées fleuries de coquelicots sous le regard bienveillant des imposantes statues miraculeusement épargnées par les pigeons.

Ici, en Bretagne, loin du chaos parisien, tout est calme et le Temps prend son temps.

— Tenez, dit la jeune femme en sortant de son sac une barquette de fruits.

En voyant ce qu’il y a dans la boite en plastique, la plus âgée fait joindre ses deux mains qu’elle rapproche de ses lèvres :

— Des framboises ! s’exclame-t-elle, ravie, vous m’avez apporté des framboises !

Puis elle se saisit de la barquette qu’elle ouvre avec la même précaution que si cela contenait des émeraudes.

— Le meilleur fruit du monde, disent-elles en chœur.

Les épées jaunes du soleil qui pourfendent les feuilles du grand chêne semblent leur construire une cage intime et dorée. Un petit vent frais et farceur fait frémir les canards du lac, mais ne manque pas d’agacer les bouquineurs qui voient les pages de leur livre se tourner toutes seules. Perchés sur les arbres, quelques mainates colorés continuent d’exercer leur talent d’imitateur.

Le mois de mai offre son plus bel après-midi.

— Voulez-vous que je vous raconte l’histoire de la framboise ? demande l’aînée en dégustant le fruit rouge avec un bonheur enfantin.

— J’aimerais beaucoup, répond la cadette avec empressement.

La femme prend alors une profonde inspiration et, avec une ferveur extraordinaire, se lance dans son récit.

— Il faut savoir qu’en Europe, la framboise a pour origine une espèce sauvage, encore très abondante dans toutes les régions tempérées. Cette espèce a été nommée « Rubus idaeus » par un grand botaniste suédois du XVIIIe siècle appelé Carl von Linné… Vous connaissez ?

La jeune femme fait une moue confuse.

— Moi non plus, dit l’autre en haussant les épaules.

Ainsi, la conteuse retrace dans les moindres détails tout ce qu’elle sait sur l’histoire de ce fruit, faisant de grands moulinets avec les bras et répondant aux questions incessantes de son auditrice visiblement captivée par le récit. Régulièrement, elles piochent dans la barquette pour se délecter des bijoux framboisés. Très rapidement, la boîte est dépouillée de son trésor fruité ; alors, en guise de consolation, les deux gourmandes lèchent le bout de leurs doigts, la mine honteuse et s’étouffant d’un même rire adolescent. Si un photographe avait immortalisé l’instant sur pellicule, le cliché aurait montré deux visages lumineux et d’une ressemblance frappante.

Par moments, la femme interrompt subitement sa narration. Le front plissé, elle reste sans parler, les yeux dans le vague ou fixant d’une étrange façon le visage de la personne qui lui fait face. Il lui arrive de lever sa main qu’elle approche avec précaution près de la joue de sa compagne comme pour la caresser. Sa main demeure ainsi, suspendue en l’air, pendant plusieurs secondes avant de retomber au ralenti sur ses genoux. Puis, la femme s’excuse et, retrouvant son sourire, elle reprend le fil de son histoire avec la même fougue. La plus jeune, quant à elle, ne semble pas se formaliser de ces instants d’égarement, et reste suspendue aux lèvres de sa narratrice.

— Il faut dire que jusqu’au milieu du XIXe siècle, la framboise n’était pas considérée comme un fruit de table.

— Ah bon ! fait l’autre étonnée, à quoi servait-elle, alors ?

La plus âgée esquisse un sourire malicieux, fière de pouvoir apprendre tant de choses à sa candide voisine.

— À l’extraction de parfums, pardi, mais à la fabrication de boissons ou encore de médecines.

Le climat s’est rafraîchi. La jeune personne propose son gilet à son aînée qui accepte volontiers et lui presse délicatement la main en guise de remerciement. Le vent rapporte quelques senteurs sucrées, les deux femmes en profitent pour respirer à pleins poumons ses arômes bienfaiteurs qui parfument le petit parc paisible de Ploufragan.

La conteuse reprend, enthousiaste :

— Le plus passionnant est la fameuse légende sur la couleur du fruit.

Après s’être assurée de la totale attention de sa voisine, elle poursuit :

— Saviez-vous qu’avant, toutes les framboises étaient blanches ?

Son auditrice secoue la tête.

— Racontez-moi, supplie-t-elle, le regard brillant.

— Je vais vous le dire, glousse la femme en sautillant sur son banc. Un jour que Jupiter, qui n’était encore qu’un enfant, faisait retentir les échos de la montagne de ses cris furieux, la déesse Ida, fille de Mélissos, roi de Crète, voulut, pour l’apaiser, lui cueillir une framboise.

— Que s’est-il passé ensuite ?

— Tout bêtement, elle s’égratigna le sein aux épines de l’arbuste et le sang de la nymphe teignit à jamais les fruits d’un rouge éclatant. C’est aussi simple que ça !

L’après-midi touche à sa fin. Le soleil est encore assez haut dans le ciel, mais ses rayons sont bien plus cléments. Les chiens essaient tant bien que mal d’échapper à leur laisse, les bébés grimacent en retournant dans leur poussette tandis que leurs parents embrassent leurs parents.

Un homme au visage juvénile vêtu d’une blouse blanche vient à la rencontre des deux femmes et s’adresse à la plus jeune d’entre elles.

— Comme vous le savez, Marie, les visites se terminent à 18 heures.

Marie ne semble pas avoir entendu. Elle tourne la tête vers toutes ces personnes qui se disent au revoir et quittent peu à peu le parc. Au loin, son regard se porte sur un homme grand et de forte carrure. Ses bras robustes enveloppent une femme d’un certain âge à laquelle il dépose un baiser délicat sur le front. Marie sent sa poitrine se contracter un peu. Visiblement, son cœur n’a pas encore pansé toutes ses plaies. Comme le sein de la nymphe Ida, il est encore égratigné.

— Je m’en vais, dit-elle dans un murmure en se levant du banc.

Alors qu’elle s’apprête à partir, la femme se redresse à son tour et retient Marie par le poignet :

— J’ai vraiment été ravie de discuter avec vous, Mademoiselle, fait-elle en lui tendant la main. C’est la première fois que quelqu’un vient me rendre visite.

Cela se termine toujours ainsi. Ces mêmes paroles sans mémoire, cette main anonyme, innocente et assassine. La gorge nouée, Marie laisse quelques secondes s’écouler. Elle inspire profondément. Il y a peu de temps encore, elle n’aurait pas su, pas pu supporter. Elle aurait fondu en larmes en repoussant cette main tendue pour pouvoir serrer dans ses bras ce corps aujourd’hui étranger.

— Cela m’a fait plaisir, répond-elle enfin en s’efforçant de sourire.

Puis, maîtrisant le léger tremblement de ses doigts, Marie serre la main de sa mère en lui promettant de revenir bientôt.

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